13:28 ou le mur du passé (deuxième partie)

Date 04-03-2018 08:13:14 | Catégorie : Nouvelles


Je devrais reprendre le boulot ce matin mais je n’en ai pas envie, je demande à Denise de téléphoner à ma patronne pour lui dire que je ne suis pas encore en forme et que j’irai demain, sinon je reverrai le toubib.
Denise revient me dire que ma patronne lui a répondu qu’elle préférait me savoir chez moi tant que je ne serai pas guéri. Sur ce elle part travailler, la maison va être calme. Je vais pouvoir réfléchir en paix.
Je pars du principe – et peu importe pour l’instant comment j’y arrive – que j’ai la capacité de me déplacer dans le temps « sur demande ».
D’où les points à explorer :

1/ Jusqu’alors j’ai fait des sauts, volontaires ou non, dans un passé proche. Puis, chaque fois, le temps s’est écoulé naturellement jusqu’à mon retour au point de départ.
Question : Si je fais un saut de dix ans en arrière, suis-je aussi capable de forcer mon retour ou faut-il que je supporte de revivre « naturellement » ces dix années de ma vie ?

2/ Quel que soit le saut dans le passé que je décide de faire, vais-je atteindre mon but en étant moi au jour du saut ou moi au jour de l’arrivée du saut ?
Autrement dit : si je fais un saut de trente ans, qui serai-je ? Moi aujourd’hui ou un môme à la maternelle ?

3/ Ma capacité s’étend-elle sur tout le passé ou se limite-t-elle à la période suivant ma naissance ?
Ce point est à vérifier. Je veux bien, à l’extrême limite, redevenir môme en maternelle mais je ne veux pas placer mes espoirs de retour dans les capacités génitrices de mes aïeux.

4/ Ce qui est valable pour le passé est-il aussi valable pour le futur ? Auquel cas je joue une fois au loto et je me retire des affaires.

Je vais prendre le temps de peser tous les tenants et aboutissants de chaque point et bâtir une ou plusieurs procédures détaillées pour chaque cas.
Déjà il m’est venu une idée simple pour clarifier le point 2. Mais pour cela il faut que je me laisse pousser la barbe. En attendant, si je retournais à mon travail ?

Ce matin je me suis levé tôt et j’ai préparé le petit dej’ de Denise. Je ne m’attendais pas forcément à des remerciements mais je pense qu’elle aurait pu me dire autre chose que « Qu’est-ce que tu fais déjà debout ? » ou « tu te sens bien ? ».

Je vais finir par croire qu’elles se sont donné le mot. À mon arrivée, ma patronne m’a aussi demandé si je me sentais bien. Pour un peu, elle me renvoyait chez moi. Elle est restée avec moi tout le matin, ce qui n’est pas son habitude.
A midi, je retrouve Armande dans sa boutique. Comment m’accueille-t-elle ? Par un « Tu te sens bien ? ». Je sens surtout qu’à force je vais bien finir par distribuer des claques.
Oui, ça va, je vais bien. Rassurée elle m’entreprend illico en jetant voluptueusement ses fringues au sol. D’habitude, ça me met dans des états pas possibles. Mais là… rien. Pour aider la nature, je me dépoile aussi. Devant l’état des lieux, elle se lance dans une danse d’une lascivité à couper le souffle. Sans résultat.
Alors elle me balance « ben mon pauvre vieux ! » et elle éclate de rire. Elle rigole, et rigole, et rigole encore, elle n’arrête plus de rigoler sur un ton suraigu insupportable. Je lui dis d’arrêter son cirque mais elle continue.
Alors je lui balance une tarte bien appuyée. Elle s’arrête net, s’approche de moi, met ses deux mains sur mes épaules et, avant que j’ai pu rien parer, me met un coup de genou entre les jambes et me colle un aller-retour.
Elle ramasse mes fringues, me les balance à la tête, me pousse hors de la remise et claque la porte. Je suis comme un con à poil dans le magasin. Heureusement, pas de vendeuse ou de cliente à l’horizon, je me précipite dans une cabine d’essayage.
Comme elle a fini de se rhabiller avant moi, elle sort de la remise alors qui je termine de me fringuer et me lance, en passant, que j’ai de la chance qu’elle ne porte pas plainte pour exhibitionnisme dans son magasin et qu’à l’avenir je n’ai pas intérêt à croiser son chemin.

De retour au boulot, je me sens « tout chose ». L’épisode Armande a du mal à passer.
Heureusement, deux bons clients sont venus et on a beaucoup discuté. Ce sont des « pointus » en matière de jeux vidéo. Quasi mieux informés que moi sur l’actualité.
Et puis, catastrophe, un peu avant la fermeture, un con est venu se plaindre qu’un jeu qui lui a été vendu la veille se révèle plus cher qu’au supermarché d’à côté. Ce qui est impossible car on se coordonne bien là-dessus. Je lui dis que je n’étais pas là hier et qu’il veuille bien me montrer son ticket de caisse. Il me répond, de haut, qu’il a d’autres passions que de collectionner les tickets de caisse. Je lui dis que, dans ce cas, je ne peux rien pour lui mais que s’il peut repasser demain matin, la personne qui lui a vendu le jeu sera là.
Et à partir de là ça a foiré. Le type me dit que j’y mets de la mauvaise volonté, que je suis aussi bon vendeur que lui est Pape etc… etc…
Ses couinements me font mal à la tête. Je lui dis que, s’il a trouvé moins cher ailleurs, j’en suis bien heureux pour lui et qu’il aille donc se l’acheter. Comme ça il en aura deux dont un qu’il pourra toujours se mettre où je pense.
Le type passe de l’écarlate au blême cadavérique et part à reculons, me visant d’un index menaçant, comme quoi j’allais le regretter et qu’il allait me faire virer avec pertes et fracas.
Tchao et bon vent ! Je ferme le magasin et m’en retourne chez moi, digérer cette journée de merde.

Ce matin, je suis accueilli à l’entrée du magasin par une patronne en mode iceberg. Ses yeux gris sont vides comme ceux d’un poisson à l’étal. D’une voix monocorde elle me dit que je peux repartir et que sous peu je recevrai un courrier de convocation à un entretien préalable à licenciement. Et que d’ici là elle ne veut plus me voir ici ni nulle part ailleurs.
Je lui dis qu’elle peut toujours économiser un timbre, que l’entretien on vient de l’avoir, et qu’elle envoie la suite sachant que je la trainerai aux prud’hommes.
Et je me suis cassé. A vrai dire assez soulagé. Comme pour Armande !

Gueule de bois au réveil, mal de tête. Je vais me passer un coup d’eau sur la tronche.
Denise, qui sort prestement nue de la salle de bain, me demande si ça va. Je lui grogne que ouais !
Je vais boire un peu de jus d’orange à la cuisine et remonte me coucher. Denise est dans la chambre, achevant de s’habiller. Elle me demande, étonnée, si je vais me recoucher. Je lui dis que oui. Elle insiste et demande si je vais au boulot. Je lui dis que non.
Comme elle me regarde d’un air interrogatif, je lui dis que la vielle folle m’a viré hier matin. Elle a une sorte de hoquet, porte la main à sa bouche et se sauve sans finir de boutonner son corsage.

Dans la matinée je redescends à la cuisine prendre un autre verre de jus d’orange. Il y a une feuille de papier posée sur la table. Ah je m’en doutais ! J’ai écouté le bruit de l’imprimante après que Denise ait quitté la chambre.
En gros elle me dit que ça n’est plus possible, qu’elle part et que je sois assez gentil pour quitter l’appart demain pour toute la matinée, le temps qu’elle vienne chercher ses affaires.
Je repasse à la salle de bain. Encore quelques jours de barbe et ça va être bon pour le premier essai.

Comme Denise doit venir ce matin chercher ses fringues et ses pompes, je me suis mis en tenue sportive pour faire du repérage en vue ma tentative imminente. J’ai garé ma voiture près du barrage où nous sommes venus plusieurs fois courir ensemble et me suis engagé sur le sentier qui fait le tour de la retenue. Il me faut un lieu facilement accessible mais aussi discret, je ne voudrais pas apparaitre comme ça du néant aux yeux des gens et semer la panique.
Au retour, je trouve la maison dans un bordel incroyable. Ah les vaches ! Ils ont du s’y mettre à plusieurs pour faire ça en moins de trois heures. Elle n’a pas emporté que ses fringues et ses pompes mais aussi le linge de toilette et tout le petit électroménager. Elle ne m’a même pas laissé la cafetière électrique !

Ce jour est un grand jour ! Le test décisif.
Je prends ma voiture et vais jusqu’au barrage. Arrivé là, je vais jusqu’à la petite clairière repérée l’autre jour. Elle est un peu à l’écart et quasi invisible du sentier. Je plante un piquet de camping comme témoin et retourne à la voiture.

JE VEUX RETOURNER A LA CLAIRIERE AU MOMENT DE MA PREMIERE VENUE.

Et… j’y suis !
Pas de piquet témoin.
Je sors de ma poche un petit miroir : Je suis abondamment barbu !
Inutile de s’éterniser ici. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine. J’éprouve au bas du ventre une montée de plaisir comme je n’en ai pas eu depuis longtemps.
Sur le chemin du retour, je me félicite de la parfaite organisation de mon test. C’est comme ça qu’il faut travailler. Réfléchir d’abord et agir ensuite avec calme et méthode suivant le plan établi.
Je retire donc de cette première étape du processus :

1/ Que je suis capable d’aller où je veux quand je veux, à la différence de l’épisode de la galerie où, au début, j’ai été passif et sans possibilité de choix.
Mais :
Cela est-il vrai pour n’importe quelle époque (par exemple avant ma naissance) ?
Cela est-il vrai pour des lieux où je ne suis jamais allé préalablement ?

2/ La barbe épaisse prouve que c’est bien moi tel qu’au départ du voyage qui me retrouve à destination.
Pas de risques, donc, de me retrouver en barboteuse.

3/ Qu’il faut que je trouve un moyen de vérifier la date et l’heure de mes futures destinations. Le coup du piquet témoin n’est qu’un pis-aller pour des déplacements temporellement très proches que je peux jalonner au préalable.

J’ai réfléchi à des tas de moyens de dater mes retours vers le passé (j’aime bien la formule). J’ai même sérieusement envisagé, tout simplement, de demander à la première personne rencontrée mais, bon… pas envie non plus qu’on me prenne pour un dingue échappé de l’asile.
Finalement j’ai opté pour le plus simple : une montre chronographe possédant un calendrier. Je l’ai choisi avec système de remontée automatique à balancier qui permet d’avoir une autonomie parfaite.
Ça m’a coûté un peu cher et je me suis dit qu’il fallait que je commence à surveiller mes dépenses car la paye ne tombera pas de sitôt. A ce propos, j’ai reçu la lettre de convocation de ma patronne. J’avais prévu de ne pas y aller mais elle fait aussi état du calcul de mon solde de tout compte, et ça, ça m’intéresse au plus haut point.

Ça s’est moins mal passé que je ne l’avais imaginé. J’en ai presque été frustré. Nous avons tous les deux convenu que j’étais licencié avec dispense de préavis et qu’outre le paiement des congés, des heures sup et du demi mois écoulé, elle me verserait une indemnité de six mois ainsi que le prorata des primes et treizième mois sur la période. Le tout acté sous forme d’un accord transactionnel.
Cette corvée étant derrière moi, je peux retourner l’esprit tranquille à l’exploration de mes capacités nouvelles.

La deuxième étape de mon programme consiste à étudier jusqu’où je peux remonter et s’il peut m’être possible d’aller en-deçà de ma naissance.
Mais, par prudence, j’ai mis au point une expérience préliminaire dont je repousse chaque jour l’exécution par crainte d’avoir oublié de peser un paramètre qui me laisserait piégé dans une confusion temporelle.

Et puis, ce matin, tout m’est apparu lumineux, Il faut passer à l’action : Je vais me propulser le jour de mes cinq ans près du ruisseau où j’ai pris mon premier poisson au bout de la première ligne de ma première canne à pêche. J’ai choisi cet évènement car il est encore très vivace en moi tant il est vrai que je me suis toujours demandé si ce n’était pas mon père qui avait attaché le goujon à l’hameçon pour me faire plaisir.

Je me retrouve le long d’un petit ruisseau que je ne reconnais pas. Je n’y suis pas et mon père non plus. Je regarde ma montre qui indique bien le jour de mon anniversaire alors qu’à mon « départ » il était dépassé de plus de six mois. Mais il y a un problème avec l’année car ma montre semble ne pas savoir passer l’an 2000 à rebours.
Alors, je décide, en dehors du protocole strict que j’avais mis au point, de tenter un saut à partir de ma situation actuelle… Et je me retrouve, comme souhaité, le lendemain matin de ce jour de pêche, dans la cour de la maison de mes parents à Saint-Éloy-les-Mines. Et là, je reconnais tout ! La maison avec son rez-de-jardin et les escaliers montant aux pièces ; La grande cour avec l’immense pylône électrique dans le fond ; Le chevalet du puits de mine juste derrière… Tout est là ! J’essaie de trouver, du regard, ma mère ou ma sœur ou mon père – j’ai cessé d’espérer me voir moi – mais rien !
Je retourne à mon présent, épuisé et ravi. Je m’endors aussitôt.

Bon ! Il faut encore revoir tout ça. Ce n’est pas sérieux d’avoir choisi comme référentiel une montre sans me soucier du passage de l’an 2000. D’autre part, il ne faut plus – à aucun prix – réitérer la folie qui m’a fait improviser un saut temporel dans le feu de l’action.
Je dois tout revoir en termes de programmes et me forger une discipline d’airain.
Je me rends compte que je n’ai pas assez travaillé. Je ne suis pas prêt et cela me met dans une rage folle ! Une chaise en fait les frais que j’envoie voler d’un coup de pied dans la fenêtre qui se brise en mille morceaux. Merde ! J’avais bien besoin de ça.
Le beauf d’en dessous gueule qu’il commence en avoir marre de mes conneries. Je lui crie que je l’emmerde, commence à ramasser les éclats, me coupe le doigt que je porte aussitôt à ma bouche pour presser les lèvres de la blessure le temps de sortir mon mouchoir pour m’en faire une poupée.
Puis je m’écroule, assis à terre et en sanglots. Bon Dieu que je suis seul !

J’ai eu un sacré coup de mou, hier. Je crois que ma recherche tourne à l’obsession. J’ai décidé de me mettre au vert pendant quelques jours. J’en profiterai pour commencer à envoyer des CV.

J’ai passé deux jours tranquilles, j’ai couru, je me suis fait la cuisine, ce qui m’a agréablement changé des pizzas que je me fais ordinairement livrer. Je me sens prêt à me remettre au boulot. En parlant de boulot, j’ai pensé qu’avant d’envoyer des CV, ce serait bien d’explorer les possibilités nouvelles que me donne mon don. On ne sait jamais, il doit y avoir un parti à en tirer sur le plan professionnel.

J’ai décidé de repasser à l’action dès aujourd’hui car le test prévu est sans surprises et sans risques.
Je me déplace donc (j’ai trouvé le terme « déplacer » adéquat car il couvre aussi bien le temps que le lieu) dans la cour de ma maison natale, à Montluçon, un jour après ma naissance. J’y arrive sans encombre, ma montre indique le bon jour même si elle reste muette sur l’année.
Je reviens chez moi et décide de passer immédiatement à la phase 2 du test. Cette fois je tente le même lieu un jour avant ma naissance. Et… il ne se passe rien !
Alors je décide de forcer la machine : je retourne à J+1 et, de là, tente J-1. Rien !
Je reviens, fort d’une certitude et empli d’un doute.
La certitude est que je ne peux aller plus loin dans le passé que le jour de ma naissance.
Le doute est que la limite stricte soit mon expulsion du ventre maternel. Pourquoi pas un mois, un jour ou une heure avant ? Etais-je moins vivant ?
Cela me procure une sorte d’inconfort philosophique dont j’aimerais bien discuter avec quelqu’un. Mais avec qui ?
Alors je prends le parti de poser comme postulat que le temps et le lieu ne sont pas indissociablement liés : Je peux remonter le temps jusqu’à ma naissance dans des lieux que j’ai connus à un moment quelconque suivant ladite naissance. Cela me permet d’oublier qu’au lendemain de mon premier cri, j’étais encore bien loin de pouvoir mémoriser la cour de la maison de mes parents. Et ça me permet aussi de poser que, bien que déjà vivant à J-1 ou H-1, je n’avais encore emmagasiné aucune mémoire de lieux.
Pour le fun, je refais J+1 et retour, J-1 et retour. Avec les mêmes résultats que précédemment.
Voilà une avancée décisive dans ma quête : Il existe une limite temporelle à ma faculté : ma naissance. Limite que je nomme avec gourmandise :

LE MUR DU PASSE.


Je suis tellement heureux que je décide de fêter ça dignement. Je vais chercher dans le frigo une bouteille de champagne brut qui attend depuis des mois une occasion de se faire péter le bouchon. Dans les placards, par contre, c’est quasi désert. Je trouve quand même une vielle boîte de gâteaux à la cuillère. J’emmène le tout devant la télé et, vautré sur le canapé, je savoure la vie qui va. Qui va de maintenant au mur du passé.




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