La forêt
Date 09-08-2016 05:15:47 | Catégorie : Nouvelles confirmées
| La forêt
Rupert marchait dans la forêt, sans but ni raison. Le doux bruit des feuilles, le vent frais, l’odeur des fougères, tout l’attirait dans ce monde apaisant. Nottingham était désormais loin derrière lui, dernier symbole d’une civilisation fatiguée. Le jeune homme pensa à son mariage raté, à ses rêves écornés par la réalité, aux reproches de sa famille et à sa fuite en avant. « Suis-je un monstre, un inadapté, une chimère perdue dans une dimension improbable ? ». Cette question le tarauda pendant des minutes, des heures, sans afficher d’éléments de réponse, même fragmentaires, juste des points d’interrogation dans son cerveau dérouté.
Rupert se souvint de sa rencontre avec Mélanie, une jolie étudiante en arts plastiques. Il se rappela chacun de ses mots, quand il lui expliquait l’univers probabilistes, la matière dans tous ses états, l’ignorance des hommes sur l’avant et l’après, le chemin à parcourir avant de toucher la signification ultime. Mélanie le regardait attentivement, ponctuant son discours de sourires charmeurs et d’une gestuelle presque chorégraphiée. Pour elle, Rupert se triturait les neurones pour donner du sens à l’infiniment grand et l’expliquer au définitivement commun. Mélanie voyait le monde dans ses formes changeantes, ses couleurs entrelacées et ses volumes bombés. Elle aimait Rupert parce qu’il représentait une forme de surréalisme, dans sa pensée, son mode de réflexion et son éternel questionnement. Chez lui, la théorie du chaos côtoyait les mathématiques traditionnelles, la mécanique quantique et la philosophie kantienne. Pour elle, ce mélange des genres tangentait l’approche religieuse, une façon artistique d’approcher la folie. Au-delà des carrés et des ronds.
Quand la sonde américaine avait enfin atteint l’orbite de Pluton, Rupert avait sauté de joie, sablé l’événement au champagne puis demandé la main de Mélanie. D’un couple atypique, ils étaient passés à des époux officiels, légitimes, à la surprise générale, même pour leurs parents respectifs. Jeune peintre en devenir, Mélanie avait alors accepté de suivre son mari sur le continent, de rejoindre le centre d’études spatiales et de reléguer sa propre carrière au second plan. Elle s’était ainsi fondue dans la masse des expatriées de Noordwijk, ces femmes de scientifiques perdus la tête dans les étoiles à la recherche d’un Graal hypothétique. D’un naturel positif, Mélanie avait tiré le meilleur de la petite ville balnéaire, de l’humour batave, des curiosités locales, par des tableaux inspirés et des croquis sur le vif. L’artiste dessinait le monde tel qu’elle le voyait, tandis que le physicien cherchait à le définir en équations et en hypothèses, avec une bonne part d’inconnu et beaucoup de fumée. Un équilibre instable.
Le visage de Mélanie s’effaça progressivement des souvenirs de Rupert. Elle l’avait quitté pour toujours, sans préavis ni scandale, juste sur la pointe des pieds. Rupert n’avait pas vu le coup venir, trop occupé à compiler les données surprenantes de la sonde américaine et à en tirer de nouvelles théories sur la genèse du système solaire. Il ne s’était pas aperçu de ses absences prolongées, de ses voyages répétés à Amsterdam, sous prétexte d’un vernissage important ou d’une exposition inédite. Rupert avait progressivement remplacé la vie de couple par un travail acharné, des nuits sans sommeil, des heures de calcul et d’analyse, loin du foyer marital, perdu dans son laboratoire. Ses collègues, son responsable hiérarchique, son père et sa belle-mère, tous l’avaient alerté des risques de surmenage, de faillite familiale et de perte de l’essentiel au profit d’une quête d’absolu. Une variable vite écartée par Rupert.
La forêt accueillait Rupert dans ses mailles confortables. Les arbres l’invitaient à poursuivre sa route, à oublier les fantômes du passé. Le vent lui soufflait de nouvelles équations, plus simples que les postulats poussiéreux de ses collègues aveuglés par le conformisme et le modèle général. L’odeur des fougères le ramenait au début, à l’essence même de la matière, une perception finalement dépendante de l’observateur et non de l’observation.
La nuit tombait lentement, laissant le ciel nuageux découvrir une Lune presque pleine. Rupert chassa ses derniers souvenirs pénibles, ceux de sa mise en congés pour d’obscures raisons, de son départ précipité pour Nottingham où l’attendaient les experts médicaux spécialisés dans la surchauffe de neurones. Il occulta son arrivée à la gare, le sentiment étrange de se retrouver perdu dans le troupeau aveugle, au milieu des consommateurs d’idées digérées à l’avance et de croyances délivrées en boucle par la télévision ou la publicité. Rupert préféra conserver l’image de ce chauffeur de taxi, un vieil Hindou, qui l’avait amené sans poser de questions, à trente kilomètres de la civilisation, au bord de la forêt. « Bonne chance dans votre quête, vous trouverez la voie » lui avait seulement dit l’homme d’un autre âge, en lui prenant les mains dans les siennes.
Rupert sentit les premiers signes de fatigue assaillir son corps. La forêt commença à bruisser, une sorte d’invitation à la pause. Il se sentit rompu mais l’esprit clair. Les équations devenaient évidentes, telles une musique inspirée, un chant incantatoire. Les arbres cachaient un peu la Lune, le vent sifflait dans les feuilles, le sol bougeait en douceur, la végétation sentait la terre et le mouillé. L’univers prenait forme, loin des ronds, des carrés, des symboles grecs ou de la table des éléments chimiques. « Je ne peux pas être le seul à voir tout aussi clair » pensa Rupert dans un ultime effort. La nuit remplit l’espace forestier, une chouette commença à hululer. Rupert s’allongea sur son lit de mousse et de fougères puis laissa la forêt lui raconter l’avant et l’après.
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