Quentin Coursel (suite 1)
Date 27-06-2016 22:40:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées
| « Je ne me rappelle pas qu’il ait vu un pianiste jouer. » Pendant ces mots, le platane de la grande fenêtre jacasse. Pendant ces mots la tête de Quentin opine à la cadence régulière et précise de 56 battements à la minute. «Tu sais Quentin, moi aussi j’aime la musique, la grande musique et tout particulièrement le piano. Ne voudrais tu pas me montrer sur le bureau comment tu interprètes cette… » et là , le médecin pense à une des salles de l’établissement. Une salle rendue plus lumineuse par l’agrandissement des fenêtres qu’il a ordonné. Une grande pièce qui fait office de salle de détente pour les patients aptes à quitter leur chambre. Dans cette salle depuis longtemps se tait un piano. Un piano demi queue. Ce piano et tout ce qui l’entoure jusque au mur d’enceinte de la grande propriété, constitue une donation faite à la ville par la propriétaire défunte. Une femme dont la vie, un jour de guerre a basculé dans la bravoure. Par ici on sait d’elle peu de choses. Elle fut sur ces actes aussi silencieuse que la plaque de métal froid qui porte son nom à un pilier de l’entrée de l’institut…Une ordonnance royale avait conféré de la noblesse à ce nom, et prés de trois siècles plus tard elle le rehaussait de noblesse d'âme. Le visage du docteur Maurel devient une curieuse composition d’excitation et de tempérance. Il se lève et dit: « suivez moi! » Pressentant qu’une chose importante est en train de s’opérer, Jocelyne se lève à son tour, amorce un pas machinal vers le petit arbre sec, se ravise, saisit la main passive de Quentin pour l’entraîner dans les pas du médecin. L’arrivée hâtive du petit groupe dans le salle, extirpe de sa revue la surveillante assise prés de la porte. Leur traversée de la pièce trouble la luminescence nimbée d’une chaux au ton tilleul-de-printemps. Dans un petit groupe de personnes assises prés des fenêtres, des mots passent et se croisent. Un homme, immobile, silencieux, est debout prés du piano. Il se tient face au mur. Avec empressement le docteur attrape une main de Quentin qui, par une réaction inhabituelle, se dégage énergiquement de cette prise. « Madame Coursel, voulez vous accompagner Quentin jusqu’au piano? » On fait asseoir l’enfant devant la masse noire et brillante de l’instrument. Le couvercle du clavier projette un jet de lumière en basculant. Auprès des fenêtres cessent les causeries.On prie alors l’enfant de faire de la musique. On attend. Quelques mots bas repassent au clair de la fenêtre. On attend encore un peu, « joue! joue donc! » Tandis que graduellement, l’espoir quitte le visage de Maurel, Quentin tête branlante se lève et va vers l’homme. Cet homme qui dit des mots de silence au mur. Quentin s’interpose entre l’homme et le mur. Il cogne faiblement sa tête contre lui et pour le détacher du mur, il le pousse au ventre. C’est comme s’il lui disait « c’est par là -bas, de l’autre côté, c’est par là -bas ta vie! » Jocelyne stupéfaite, voit pour la première fois son fils oser une telle chose. Oser le contact, oser engager un tel dialogue muet. Maurel assiste à cela avec curiosité. La surveillante se dresse.L’homme hagard se retourne. Poussé doucement par l’enfant, il va jusqu’au centre de la pièce. Il expose son visage et tout l’avant de son corps. Il expose sa vulnérabilité aux lumières des tilleuls. Jocelyne s’approche de son fils, lui reprend la main et dit d’une voix épuisé « maintenant on rentre! » Tous trois empruntent le couloir du retour. Les talons de Jocelyne craquettent comme un bec blessé puis se taisent dans le bureau du médecin. « Ce qui se passe depuis quelques temps M Coursel, bien qu’énigmatique dans les apparences, est très encourageant. La prochaine fois vous » brusquement elle l’interrompt. « la prochaine fois ? Mais quand la prochaine fois ? On me dit à mon travail que je m’absente trop. Et même si on ne me le reprochait pas, tout ça me fait perdre trop de sous ! » «S’il le faut, je vous recevrais le dimanche. Cela vous convient-il ? Ou alors… je vous le redemande, confiez moi Quentin à l’institut, cela ne vous coûtera rien. » « Non ! et puis je me sens dépassée par tout ça, je n’arrive même plus à réfléchir. A présent nous allons rentrer ! » « Soit ! mais ce n’est pas le moment de renoncer, il en va de la guérison de votre fils. J’en suis intimement convaincu. Je vous demande de faire encore un effort. Revenez au moins une fois. Revenez avec le disque. » Ils se sont ensuite dit au revoir et leurs mains se sont touchées plus longtemps. La dernière fois qu’une main d’homme c’était attardée contre la sienne, c’est quand son contremaître avait insisté pour l’aider à soulever un seau à l’entrepôt. Mais ça l’avait gênée. Elle n’en voulait pas de cette main. Cette fois ci le trouble était de nature différente... il contenait du réconfort.
Les pas atones de Jocelyne s’éloignent de l’institut. Elle parle vers la main qu’elle tient: « qu’allons nous faire? » Tandis qu’elle s’arrête sur le bord du trottoir, prête à traverser la chaussée, Quentin pose l’autre main contre un arbre. Un arbre impassible. Elle évalue pendant quelques secondes le trafic des véhicules et au moment propice elle dit « allons y! ». Alors qu’elle s’engage sur la chaussée, sa main perd l’enfant. En remontant vite sur le trottoir, « mais que fais tu ? » Quentin s’est retenu à un résidu de branche, résistant ainsi à l’élan qui devait les conduire jusqu’au trottoir d’en face. « Que fais tu donc ? Allez ! on traverse ! » et elle s’élance à nouveau en serrant fermement la main de son fils. Mais la voilà immobilisée sur le bord de la voie, l’enfant refusant de lâcher cet embryon de l’arbre. « Mais que fais tu ? Viens donc ! » Un coup de klaxon la contraint à remonter sur le trottoir. Pendant qu’elle adresse à Quentin un vigoureux mélange d’incompréhension et d’injonctions, elle voit la main de son fils caresser la peau de l’arbre puis s’immobiliser. Parmi les rumeurs de la ville l’enfant ausculte la vie qui passe dans le fourreau ligneux, dans l’espace de confluences des sèves absorbées par les racines au sol, par les racines au ciel. L’arbre relie la terre, le ciel. L’enfant relie la mère à l’arbre, à l’univers.
« Mal ! »
Jocelyne entend incrédule la voix de son fils. Ce « mal ! » vient d’interrompre quatre années de silence. Quatre années consécutives à la mort du père. « Mal ! » a-t-il dit en mettant sa main contre son ventre.
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