L'Amour à distance
Date 11-06-2016 15:00:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées
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L'Amour à distance
Bobby rentra tard du travail, un peu comme tous les soirs de la semaine, surtout depuis le départ de Marnie pour New York. Il posa ses affaires sur la desserte, se dirigea vers la cuisine et s’offrit un verre de vin rouge, avant de s’assoir sur une chaise du salon. Ses pensées convergèrent rapidement vers Marnie, l‘absente du moment. Des images commencèrent à envahir son cerveau, telle la bande annonce d’une comédie romantique. Une grande femme rousse au cou de girafe, aux yeux d’un vert profond, tenait le rôle principal de toutes les scènes, à la ville, au bord de la mer et même à dix mille pieds au dessus des montagnes. Elle affichait un sourire à décrocher la Lune, un regard pétillant et une formidable joie de vivre, en toutes circonstances, au milieu de figurants anonymes. Marnie brillait.
Une série de bips interrompit la séquence. Bobby reconnut l’alerte de son ordinateur privé, quand des messages s’empilaient dans sa boite de réception. Il se leva à contrecœur, déçu de quitter Marnie aussi vite. L’écran s’alluma en même temps que la lumière, miracle de la technologie connectée du dieu Google, sorte de grand frère bienveillant des temps modernes. Bobby regarda rapidement les fils de messagerie, certains issus de son courrier électronique, d’autres générés par son système d’exploitation ou les réseaux sociaux. Il tria entre les publicités pour un monde meilleur où les aspirateurs Dyson purifiaient la maison sans fatiguer la ménagère du dimanche, les propositions de crédit sur cinq générations, les promesses d’une vie sexuelle épanouie grâce aux petites pilules bleues, et les incontournables blagues envoyées par des copains drogués à l’Internet facile. Habitué à l’exercice, il effaça des dizaines de messages, en conserva quelques uns par pure curiosité mais ne trouva pas la perle rare, le petit caillou laissé par la douce Marnie dans la forêt magnétique.
Bobby se sentit las, seul, abandonné. Il se connecta au monde des âmes solitaires, des amours distants et des amitiés virtuelles. Là aussi s’affichaient des messages, des extraits de conversation ou des publications transférées par ses contacts. Il recommença le tri sélectif, entre les déchets toxiques où sexe et politique se disputaient la vedette, les tranches de vie quotidienne affichée en pixels par des quadragénaires autosatisfaits, les annonces plaquées toc de communautés intrusives, les avertissements sur des mises à jour du profil de Bonnie Tartempion ou de Raymond Toulemonde. Blasé, il actualisa sa page à plusieurs reprises, requalifia certains de ses supposés amis en emmerdeurs patentés, lança des mesures immédiates contre la pollution de son espace cybernétique. L’écran scintilla. Bobby reconnut la connexion d’un utilisateur sur le module de conversation instantanée. Par simple curiosité, il regarda dans le coin inférieur droit, histoire de savoir qui voulait discuter avec lui. — Bonjour Bobby, es-tu disponible pour un peu de causette en ligne ? Je me sens seule ce soir.
Bobby regarda le profil de son interlocutrice, Theresa, une jolie blonde aux yeux bleus, âgée d’une trentaine d’années, apparemment située dans le sud du Kent. — Pourquoi pas, Theresa ? — Merci, Bobby.
Bobby n’était pas un afficionado des comptoirs virtuels où des hommes timides dans la vie réelle devenaient des prédateurs sexuels, cachés derrière une identité fabriquée de toutes pièces, où des femmes malheureuses cherchaient un semblant de compassion auprès d’autres compagnons de solitude. Voir les brebis se jeter dans la gueule du loup ne l’amusait pas.
Pourtant, en dépit de ces aprioris négatifs, il tenta l’aventure, juste pour tuer le temps. Sur le papier, du moins sur sa fiche virtuelle, Theresa paraissait inoffensive, une gentille enseignante aux loisirs bien cadrés, aux relations pas trop nombreuses, la parfaite brebis. — Tu habites Londres, à ce que je vois, Bobby. Par contre, tu n’indiques pas de profession. — C’est inutile, je trouve. — Pas moi. J’aime bien savoir avec qui je me connecte. — Je pourrais mentir, écrire que je suis PDG d’une startup, joueur de golf professionnel ou lanceur de couteaux. — Quel serait l’intérêt ? — De m’inventer une autre existence, où je ne serais pas le pauvre type occupé à récurer des casseroles dans les cantines industrielles de la City, le gars invisible perdu au milieu des ustensiles de cuisine, la fourmi laborieuse au service des cigales. — Tu bosses à la City ?
Bobby sentit l’alerte orange. Il avait entendu parler de ces nouvelles pratiques, quand des jeunes femmes aux atours évidents traquaient les cadres supérieurs et les figeaient dans leur toile. Malgré l’agitation de ses neurones prudents, Bobby passa outre. — Oui. — Tu es trader ? — En quelque sorte. — Et tu es déjà revenu du travail ? Je croyais que les traders travaillaient tard, voire de nuit. — Pas moi. — Tu n’es pas très causant. Je t’ennuie ? — Non. Je suis seulement fatigué. Parler de mon travail ne m’intéresse pas. La vie est ailleurs. — Je suis d’accord avec toi. Je crois qu’il y a mieux à faire que de raconter sa journée de boulot. Es-tu marié ? Ton profil n’indique rien à ce sujet.
Bobby maudit son hypocrisie de mâle. Il n’avait pas renseigné ce champ sur sa fiche personnelle, parce qu’à l’époque de son inscription il n’avait pas encore rencontré Marnie. — Je ne suis pas marié, mais je vis avec une femme. — Elle n’est pas là ce soir ? — Non. — Tu es seul ? — Oui. — Moi aussi. Mon copain m’a largué la semaine dernière. — Désolé. — Ce n’est pas grave. Notre liaison n’avait aucun sens. Je ne me rappelle même pas pourquoi je suis sorti avec lui la première fois. Le sexe, je crois. — C’est une raison suffisante. — Oui. J’aime le sexe. Et toi ? Aimes-tu le sexe ?
L’alerte devint rouge. La menace se précisait, enrobée de tentations, mais directe. La brebis ressemblait à une prédatrice sexuelle, peut-être intéressée par un amant riche et facile à manipuler, le genre d’homme sensible à la flatterie, et fier de plaire aux belles femmes. Bobby se surprit à ne pas penser à Marnie, loin de lui, partie vendre des collections aux Américains tandis que lui restait seul dans son grand appartement londonien, à la merci des nombreuses Theresa nichées dans les bars de luxe ou les forums de discussion sur Internet. Il imagina Theresa nue devant lui, ses longs cheveux blonds coulant dans son cou, ses yeux bleus lagon. Bobby sentit son caleçon devenir trop étroit et ses pensées quitter le domaine du rationnel. Il avait besoin d’un petit relaxant pour passer le cap. — Je vais me chercher un verre de vin, Theresa. Excuse-moi une minute. — Prends en aussi pour moi. J’aime le vin français. — Tu as de la chance, c’est un Bourgogne. — Excitant, le Bourgogne !
Bobby partit dans la cuisine, décida de s’ouvrir une bouteille d’un grand cru initialement destiné à vieillir quelques années. Il revint dans le bureau avec un verre à pied et son nectar à cent livres les soixante-quinze centilitres, respira un bon coup puis se versa une large dose. — Je suis de retour ! — Tu es excité, Bobby ? — Un peu, j’avoue. — Moi aussi. Tu me vois comment ? — Grande, avec de longues jambes et un corps parfait. — De gros seins ? — Non, des petits. — Tu es bien un des seuls hommes à les aimer petits. — C’est le cas. Sont-ils petits ? — Pour le savoir, il faudra activer ta Webcam, Bobby.
Bobby avala une bonne gorgée de vin. Theresa frappait vraiment fort, sans trop de précautions oratoires. — Et toi, tu m’imagines comment, Theresa ? — Grand, bien foutu, avec de belles mains. — Tu as l’œil ! — Ce n’est pas difficile vues les photos que tu as posté sur ton profil. — Et si ce n’était pas moi. Si, au lieu d’être un grand brun aux yeux noirs, j’étais un petit rouquin aux yeux de cochon, au ventre rebondi et aux dents pourries ? — Tu n’allumerais pas ta Webcam.
Bobby sentit le lasso se serrer autour de son cou. Theresa l’avait pris à son propre jeu. Trop fier de son physique avantageux, il lui avait livré l’argument fatal, celui où il n’avait pas d’autre option que de se découvrir ou passer pour un vilain Troll déguisé en prince charmant. Il activa sa Webcam. — Contente ? — C’est un bon début. Tu es bien habillé. C’est de l’Armani ? — Oui. — Le bleu te va bien. — Merci. A toi de te découvrir ! — On ne joue pas au poker, Bobby. — Qu’est-ce qui me garantit que tu n’es pas une ménagère de cinquante ans, avec son fichu sur la tête, en train de se payer un délire avec ses copines de palier, pendant que son mari est au match de foot avec ses potes de l’usine ? — Rien. C’est ça la beauté de la situation. Tu vas devoir m’imaginer telle que tu me fantasmes, avec de longs cheveux blonds, de longues jambes, le corps de Gwyneth Paltrow. — Ce n’est pas juste ! — Le monde est ainsi fait. Tu veux arrêter là ?
Bobby termina son verre de vin. Il ne savait plus quoi penser. Theresa l’excitait, non seulement la femme mais aussi le fantasme, la liberté de voir ailleurs, d’échapper au souvenir de Marnie, de vivre son existence de mâle. — Non, je continue. — Enlève ta cravate, on n’est pas à la City ! — Tu as raison. Autant se décontracter. Tu veux aussi que j’enlève ma chemise, mon pantalon ? — Est-ce que ça le vaut ? Si ça se trouve, tu es foutu de travers et tes vêtements cachent la misère de ton corps biscornu. — Tu as raison. La beauté est une histoire de goût. Je vais rester habillé tant que tu n’as pas allumé ta propre Webcam. Après, nous pourrons démarrer la séance d’effeuillage. — As-tu déjà fait l’amour à distance ?
La question résonna étrangement dans l’esprit de Bobby. L’alerte passa de rouge à orange, comme si les motivations de Theresa étaient finalement entrées dans le domaine du déjà entendu quelque part, entre légende urbaine et pratique acceptée. — Jamais. — En as-tu envie ? Je veux dire, découvrir le plaisir à distance, avec une inconnue, sans engagement ni risque. Pas de préservatif pour tuer la spontanéité, pas de douche vite fait et d’adieux à la sauvette. Juste de la bonne jouissance, entre adultes consentants, un coup d’un soir. — Oui, j’en ai envie, avec toi. Allume ta Webcam, Theresa ! — Je n’en ai pas envie maintenant, Bobby. Imagine-moi dans le noir d’une chambre virtuelle. Tu ne me vois pas. Je te demande de te déshabiller, lentement, de me parler. Je te regarde, savoure le spectacle, domine la situation. — Tu veux de la domination ? C’est ça ton truc ? — Non, je veux contrôler ce moment magique où je t’initie à l’amour à distance. Tu aimes ça, mais tu ne le sais pas encore.
Bobby décida de se laisser aller complètement. Theresa lui demanda d’abord d’enlever sa chemise, commenta son physique, apprécia son torse puissant et ses pectoraux formés par des années de natation. Bobby se sentit bien, valorisé, mis en avant. Il existait de nouveau, en dehors du monde de Marnie, pas comme un vulgaire satellite mais en tant que planète à part entière. A la demande de Theresa, il se leva et ôta son pantalon, lentement, sans cérémonial de strip-teaseur ou danse scabreuse, juste avec naturel. — Tu es beau comme un dieu, Bobby. — Me désires-tu, Theresa ? — Je frémis rien qu’à cette idée. — Es-tu prête à faire l’amour, maintenant ? Moi, je le suis. — Enlève ton caleçon, que je vienne te posséder.
Bobby s’exécuta, sur le même rythme. L’écran scintilla. Un point rouge s’alluma, signe de la Webcam, puis une fenêtre s’ouvrit, large, lumineuse, presque réelle. Theresa apparut dans le plus simple appareil, assise dans un fauteuil ancien. Son corps luisait. Bobby eut l’impression d’en sentir les effluves salées, comme si Venus sortie des eaux avait décidé de s’accorder une pause dans un salon du dix-neuvième siècle. Theresa, sublime blonde aux grands yeux bleus, au corps sculptural et à la poitrine menue, sourit à son amant à distance puis entama une lente chorégraphie sexuelle, entrainant Bobby dans des territoires inconnus, loin de Marnie et des conventions. Le couple séparé par une centaine de kilomètres de fibre optique, fusionna.
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