Danse avec les loutres

Date 19-05-2016 19:29:29 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Danse avec les loutres


It-ii sonda l’espace proche. L’étoile rougeoyait faiblement, quelques corps célestes clignotaient, l’ensemble affichait une quiétude reposante, surtout après un aussi long voyage.
— Ce système est beau, avouons le, lâcha-t-il à Al-ff, l’un de ses compagnons de route.
— C’est sûr, comparé à notre monde d’excités de la coquille.
— Ici, tout est calme. Pas d’étoile carnassière, de trou noir géant, de planète cannibale.
— Et en plus, il semblerait qu’une vie intelligente existe, avec une civilisation avancée et paisible.
— Des vacances !

It-ii pensa aux raisons de son périple galactique. Son associé, Al-ff, avait détecté un message sonore, une sorte de balise logique envoyée dans l’espace par des êtres doués de la pensée et des moyens de la communiquer. Bien qu’assez primaire, le langage utilisé impliquait une civilisation suffisamment mature pour maîtriser les concepts essentiels en termes de science et de matière, de logique et d’absolu. Ha-ll, leur ingénieur en chef, s’était occupé de traduire le message et de s’assurer que personne d’autre, du moins sur MLMK-370, ne l’avait intercepté. La conclusion s’était imposée comme une évidence : il y avait là un monde avec qui faire des affaires sans avoir à tirer au laser, découper des tentacules ou stériliser des régions entières. It-ii et Al-ff avaient convaincu leurs bailleurs de fonds, avec force ratios de rentabilité, courbes de résultats, indices de complexité et autres métriques indispensables pour soutirer des crédits aux avares de service. Leur duo avait fonctionné à merveille. It-ii le magnifique avait joué les grands découvreurs de mondes, fort de ses campagnes passées au sein de la prestigieuse corporation des explorateurs de classe VII. Al-ff le génial s’était débrouillé pour bidouiller les informations du message, transformer des fleurs en arbres, habiller le tout d’un semblant de logique scientifique. Résultat : les grincheux eux-mêmes s’étaient vus découvrir une peuplade cachée, loin des yeux loin du cœur, prête à profiter des avancées de MLMK-370 et de ses produits locaux, heureuse de commercer avec des businessmen avisés. Les crédits étaient alors passés de comptes d’épargne, de fonds de pension réservés à des vieillards cacochymes, à la bourse avide des deux associés. La mission était alors officiellement née.

Ha-ll s’invita dans les débats. Il avait consciencieusement étudié le système stellaire depuis leur arrivée. Son avis importait pour It-ii et Al-ff, parce qu’il restait toujours objectif.
— Qu’avons-nous à se mettre sous la ventouse, Ha-ll ?
— Une étoile de taille moyenne, ni trop faible ni trop lumineuse, alimente en énergie un cortège de planètes. La plus grosse d’entre elles, l’ogre du coin, est assez éloignée pour faire le ménage alentour. Elle éjecte tous les bouts de cailloux venus des quatre coins de la galaxie, ou alors les avale sans ménagement. C’est en quelque sorte le régulateur local.
— Est-elle habitable ?
— Non. C’est une grosse boule de gaz, massive, agitée, un petit système à elle seule. Des satellites divers et variés gravitent autour de ce monde hostile. Certains méritent le détour, en particulier trois corps intérieurs qui pourraient abriter une vie primitive.
— On peut en tirer quelque profit ?
— Non. Ce sont des aquariums gelés, juste bons à amuser les petits.
— Laissons tomber. Quoi d’autre ?
— Il y a trois autres géantes gazeuses, toutes plus éloignées que la maîtresse des lieux. L’une est plutôt esthétique, avec ses anneaux. Elle possède également des satellites. D’ailleurs, il y a parmi eux un bon candidat pour une vie proche de la notre mais pas assez évoluée.
— On laissera ça aux chercheurs en tous genres, aux découpeurs de coquilles.
— Je suis d’accord.

It-ii n’avait pas la fibre scientifique. Pour lui, les rats de laboratoire étaient juste bons à inventer des procédés fumeux, pas souvent faciles à vendre, même aux gogos de MLMK-370. Il ne s’intéressait qu’à une chose : devenir riche.
— Sinon ?
— Dans la zone intérieure, il y a quatre planètes rocheuses, plus petites que la notre. L’une est rouge et désertique, stérile, sans réelle atmosphère. Une autre est verte, atmosphérique, brulante et tourmentée. En plus, elle tourne à l’envers.
— Un truc à perdre la raison, ironisa Al-ff.
— La plus petite est très proche de l’étoile. Elle est proprement inutilisable en l’état.
— Je suppose que la dernière est notre perle, en déduisit It-ii.
— Exact. Elle est bleue, dense, dotée d’une atmosphère riche et agréable. Une grande partie de sa surface est constituée d’océans. Elle tourne dans le bon sens. Et surtout, elle possède un satellite de bonne taille, pas un pauvre caillou rabougri.
— Est-ce de cette planète que provient le message ?
— Elle correspond bien à la description.
— Tu sembles avoir des doutes. Qu’est-ce qui te démange la ventouse ?
— Je l’ai sondée. Elle n’émet aucun signal électromagnétique. Seul son champ intrinsèque rayonne.
— C’est grave ?
— Ce n’est pas bon signe. Une civilisation intelligente communique. Cette communication génère des signaux, des ondes ou autre chose. Ici, rien de tel.
— Le silence est d’or, dit Al-ff. Peut-être que les autochtones ont trouvé la voie de la sagesse.
— Ne parle pas de malheur, répondit It-ii. Vendre des produits de grande consommation à des sages est l’exercice le plus difficile du commercial. Je préfère fourguer du gel à des méduses de PKX-388.
— On pourrait leur proposer un programme immobilier, répliqua Al-ff.
— Ne nous avançons pas. Restons-en au pourquoi de notre voyage. Tant qu’on n’est pas sur place, ce ne sont que des hypothèses, des conjectures, du vent sur du sable. Je suis avant tout un pragmatique.

It-ii déclara les débats clos. Il lança la procédure d’approche planétaire. Le vaisseau effectua un bon rapide en direction de la planète bleue. Le paysage se fondit un instant dans un nuage d’électrons. Al-ff en profita pour effectuer les derniers réglages sur les combinaisons d’exploration. Ha-ll procéda aux calculs d’ajustement, afin de décider où se poser.

L’écran affichait désormais la réalité de la planète bleue vue de sa stratosphère. Ha-ll annonça les résultats des derniers tests.
— Il y a des constructions. De la vie. De l’énergie résiduelle.
— C’est bon, ça, dit It-ii.
— Je reste sceptique.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Les bâtiments sont en ruines. Les traces de vie dans les zones construites se résument à des êtres simples, monocellulaires.
— Des bactéries ?
— Je dirais des virus.
— On est mal, jura Al-ff.
— Pas d’affolement, déclara It-ii. Tu parles d’énergie résiduelle. Dans les constructions ?
— Oui. Des restes. Comme si des machines continuaient à fonctionner au minimum. Les autochtones ont du détaler sans emporter leurs affaires avec eux.

It-ii n’imagina pas le scénario catastrophe d’une civilisation décimée par des envahisseurs monocellulaires venus des tréfonds du sous-sol. Il n’aimait pas se raconter des histoires d’apocalypse comme les vieilles badernes de son coin en servaient aux petits. Son passé d’explorateur de classe VII l’avait ramené à la réalité de l’Univers connu, avec ses guerres entre espèces, suivies de longues périodes de négociation et d’accords mal rédigés où les locaux se faisaient toujours escroquer par des envahisseurs surpuissants mais un peu hypocrites. Le temps n’était plus à la prédation mais au commerce. Les bêtes unicellulaires terminaient invariablement en soupe alimentaire pour les méduses et autres sous-développés.
— Et la vie ? Où en as-tu détecté ? Combien ?
— Que de questions, ironisa Ha-ll. Oui, j’en ai décelé. Nombreuse et variée. Dans les zones non construites, les bois, les forêts, les océans, les lacs, les montagnes. Partout.
— Evoluée ?
— En tout cas, pas réduite à une pauvre cellule et un maigre noyau. Pour ce qui est de son degré d’unité, de socialisation, de civilisation, il faut juger sur pièce.
— Qu’est-ce qu’on attend ?
— Je croyais que c’était toi le chef, répliqua Al-ff.
— Alors, on bouge !

Ha-ll procéda aux dernières estimations, proposa une zone d’exploration et expliqua rapidement les raisons de son choix. It-ii l’écouta vaguement, en battant ostensiblement des tentacules, un signe de son énervement prononcé. Al-ff adopta un profil bas. L’affaire ne traîna pas dans un concile inutile. L’hémisphère nord de la planète bleue obtint l’unanimité des suffrages. La région choisie comportait de grands lacs en son centre, certains étant bordés d’anciennes constructions, d’autres laissant place à des étendues forestières importantes, le tout dans un climat ni trop sec, ni trop chaud.

Le vaisseau se posa dans une clairière, au sein d’une immensité forestière traversée par une rivière sinueuse. Les trois explorateurs s’équipèrent puis descendirent pour visiter les environs. Ils découvrirent une nature vigoureuse, robuste et variée.
— Je ne vois que des espèces primitives, remarqua It-ii.
— Ce sont des plantes, une forme de vie passive mais essentielle pour l’écosystème, surtout dans sa chaine alimentaire, répondit Ha-ll.
— Tout n’est pas passif. Il y a des choses qui s’agitent partout sur le sol.
— C’est l’autre forme de vie, active celle-ci, de la planète. Elle se nourrit des passifs puis sert elle-même de nourriture à des espèces plus grosses, plus puissantes, dans un cycle perpétuel de prédation. C’est pareil chez nous. On apprend ça à l’école.
— Je sais. Merci pour la leçon. N’empêche qu’il n’y a que des espèces primitives. Où est la civilisation ? Qui a construit les bâtiments en ruines ? Et ne me dit pas que ce sont les plantes ou qu’elles sont la forme de vie la plus sage, le stade ultime de l’évolution.
— Ce serait déprimant, ajouta Al-ff.

It-ii et ses compagnons continuèrent d’avancer en direction de la forêt. Ils arrivèrent à proximité de la rivière et décidèrent de faire une pause. Ha-ll en profita pour synchroniser ses données avec celles du vaisseau afin d’approfondir les analyses du milieu ambiant. Al-ff étudia attentivement la carte tracée par l’ordinateur de bord, en faisant varier les angles de vue, les indicateurs de perspective, les compteurs biologiques.
— Suivons la rivière, proposa-il.
— Pourquoi ?
— Parce que la carte pointe des signatures thermiques. Je ne les avais pas vues avant.

It-ii accepta la proposition. Les trois explorateurs reprirent leur périple dans la forêt, le long de la rivière. La suite confirma l’intuition d’Al-ff. Trois créatures poilues, pas très grandes commencèrent à les suivre, en émettant de curieux sifflements.
— Enfin, une espèce un peu évoluée, dit It-ii. Tâchons de ne pas les effrayer.
— Elles sortent d’où ? Je ne les ai pas vues venir, dit Ha-ll.
— De la rivière.
— Elles ne sont pas mouillées.
— Elles devaient longer le lit et nous observer depuis le début.
— On devrait tenter de communiquer avec elles, proposa Al-ff. Visiblement, elles utilisent un langage. Il ne reste qu’à le décoder. Utilisons les traducteurs synthétiques.
— Bonne idée, répondit It-ii.

It-ii s’arrêta le premier et fit signe à ses compagnons de stopper leur marche. Al-ff lança la procédure de traduction, trouva la bonne fréquence puis convertit le code en signal audio.
— Bonjour, indigènes, lança-t-il en guise de test. Je m’appelle Al-ff. Je viens de la planète MLMK-370. Voici mes compagnons It-ii et Ha-ll.
— C’est quoi une planète ?
— Un monde, répondit It-ii à la bête poilue. Comme le tien.
— Il y a des arbres, des rivières et des poissons ?
— Sur certains, oui. Sur le mien, il n’y a qu’un grand océan, avec des poissons et pleins d’autres espèces, dont la mienne.
— Pas d’arbres ?
— Non.
— C’est pour ça que vous êtes venus chez nous ? Pour trouver des arbres et les couper.
— Pas vraiment. Je ne vois pas ce qu’on ferait avec des arbres coupés.
— Des cages, pardi !

It-ii commença à comprendre. Les créatures poilues ne devaient pas être au sommet de la chaîne alimentaire. Une autre espèce, plus évoluée, les chassait et les enfermait dans des cages, probablement pour des raisons d’élevage. Il décida de les rassurer.
— Nous ne mangeons que des coquillages et des algues.
— Et c’est bon ?
— Oui. De quoi avez-vous peur ? Nous n’avons pas vu de plus grosses créatures que vous ici.
— Il y en a. Les ours, les gloutons, les castors sont plus gros que nous.
— Ce sont eux qui vous mettent en cage ?

A ces mots, les trois bêtes poilues émirent des sons chaotiques, saccadés, loin de leur langage sifflé. It-ii trouva leur attitude étrange, cela d’autant plus qu’elles accompagnaient ces sonorités de gestes tout autant désordonnés. Il fit signe à son équipe d’attendre la fin de la crise.
— C’est trop drôle, finit par dire la première créature.
— Qu’est-ce qui est drôle ?
— Les ours, les castors et les gloutons sont aussi enfermés dans des cages. Tous les animaux à fourrure le sont. C’est ainsi depuis des lunes, selon la Légende.
— Ce ne sont pas vos prédateurs ?
— Les ours, non, pas vraiment. Encore moins les castors. Les gloutons sont nos cousins, même si parfois ils attaquent les plus faibles d’entre nous.
— Et vous, comment vous appelle-t-on ?
— Nous sommes des loutres !

It-ii comprit l’intérêt de poursuivre la discussion avec ces loutres. Apparemment, la planète bleue regorgeait d’espèces variées, avec au bout de la chaîne alimentaire un prédateur ultime. Il s’agissait désormais de savoir lequel, le qualifier puis partir à sa rencontre. S’il avait le sens du commerce, alors il serait certainement intéressé par ce que MLMK-370 pouvait lui vendre. It-ii briefa ses compagnons sur le sujet. Al-ff comprit le message cinq sur cinq.
— Comment s’appellent ceux qui vous mettent en cage ?
— Les hommes.
— Pourquoi vous mettent-ils en cage ? Pour vous manger ?
— Non. Selon la Légende, ils nous capturent, nous mettent en cage, nous gavent puis nous arrachent la peau.
— C’est dégueulasse, remarqua Ha-ll.
— Et ça fait mal, ajouta la loutre. En plus, après, on est mort. Ils jettent nos dépouilles aux chiens.
— C’est quoi, un chien ?
— Une bête féroce qui les accompagne partout, nous piste grâce à son flair puis les aide à nous attraper.
— Tu en as déjà vu ?
— Oui.
— Et des hommes ?
— Non.
— Qu’ont fait les chiens quand tu les as vus ?
— Bizarrement, ils m’ont senti mais n’ont pas bougé, ni aboyé. Rien. Ils ont juste continué à renifler le sol, comme s’ils cherchaient quelque chose.
— Et tes compagnons, ils en ont vu des hommes ?
— Non. Ce sont des petites loutres. Ils sortent peu et jamais seuls. Je suis leur oncle.
— Quel est ton nom, au fait ?
— Tonton.
— Tu es sérieux ?
— A quoi ça sert d’avoir un nom ? Les petits m’appellent Tonton, c’est déjà pas mal.

It-ii commença à s’impatienter. Il fit signe à Al-ff de rentrer dans le vif du sujet. Pour lui, cette espèce n’avait aucun intérêt, à part indiquer où trouver les hommes.
— Parle-nous de cette fameuse Légende, proposa Al-ff. Depuis quand existe-t-elle ?
— Mon père m’en parlait quand j’étais petite loutre. Son père en faisait de même avant. Et ça depuis des générations.
— Ton père a-t-il vu des hommes ?
— Jamais. Heureusement pour lui.
— Et des chiens.
— Oui. Rarement. Il m’a même raconté comment un chien s’était fait dévorer par un ours.
— L’ours est plus fort que le chien ?
— D’après la Légende, sans l’homme, le chien n’est qu’un enfant, une sorte de petit de loup.
— C’est quoi un loup ?
— Un animal qui vit en meutes et attaque les autres espèces. Il n’y en a plus ici.
— Pourquoi ?
— Les hommes les ont tous tués.
— C’est ce que dit la Légende ?
— Oui.
— Et vous avez peur des loups, vous les loutres ?
— Pas autant que des hommes. Les loups tuent pour manger. Les hommes tuent pour tuer.

« Charmante espèce, ces hommes ! » se dit It-ii. Il se souvint de son passé d’explorateur de classe VII, quand il parcourait les mondes de la ceinture extérieure. Lui et ses pairs avaient rencontré des indigènes parfois cruels, dominateurs, occupés à guerroyer pour un bout de terre aride et quelques cailloux colorés. Pourtant, jamais aucune de ces peuplades n’avaient manifesté un tel instinct de tueur. Les pires avaient été simplement éradiquées par les armées de MLMK-370, essentiellement parce qu’elles constituaient une menace inutile pour les futurs commerçants ou entravaient le libre échange entre les mondes. Les autres s’étaient intégrées au schéma général, en gardant leur culture et leur organisation sociale, et avaient profité de la croissance générée par un commerce intelligent. L’intérêt général l’avait emporté.

It-ii dépassa son dégoût. Il décida d’en savoir plus sur les constructions en ruines, le territoire dominé par des êtres monocellulaires.
— Que dit la Légende des bâtiments en lisière des forêts ?
— Ce sont des zones interdites, répondit la loutre.
— Pourquoi ?
— Elles sont dangereuses. Quiconque s’aventure là-bas ne revient jamais. On raconte des histoires de maladies affreuses. Même les ours ne survivent pas. Les ancêtres disent que le roi des ours est mort en quelques minutes après être entré sur ce terrain.
— Comment connaissez-vous la limite ?
— Par l’odeur. Là-bas, ça sent le moisi, la pourriture. Il n’y a pas d’herbe, d’arbres ou de fleurs, juste du gris. Dès qu’on sort de la forêt, l’odeur nous agresse le museau.
— Je suppose que les hommes ont habité là-bas, dit Ha-ll.
— Selon la Légende, ils auraient fui, il y a très longtemps. Un conte parle même d’hommes qui enfermaient d’autres hommes dans des cages.
— Que dit ce conte ?
— Il fait peur. Les hommes sont devenus fous, se sont dévorés entre eux puis sont partis.
— Où ?
— Là où le soleil se lève.
— Pourquoi pas dans la forêt ?
— Le conte ne le dit pas. Il parle d’un message que seuls les hommes comprennent.
— Alors pourquoi avez-vous peur des hommes, s’ils sont partis ?
— Parce que la Légende et le conte se rejoignent sur un point : les hommes vont revenir, plus cruels qu’avant, et nous chasser pour nous arracher la peau.

It-ii déclara qu’il en savait assez. Il fit signe à Al-ff et Ha-ll de reprendre la route, en direction des constructions.
— Nous allons repartir, Tonton, dit-il. Je suis content de t’avoir rencontré.
— Pourquoi êtes vous venus ?
— Nous explorons les autres planètes pour leur proposer de se joindre à nous.
— A quoi ça sert ?
— A rien, vous concernant. Vous avez une vie simple. Nous ne pouvons rien vous apporter de plus. Ni à vous, ni aux ours, aux gloutons ou aux castors.
— Nous ne vous reverrons plus ?
— Je ne pense pas.
— Si vous changez d’avis, venez nous voir. Nous danserons pour vous accueillir, dans la vieille tradition des loutres. Cela nous ferait honneur.
— Je retiens l’invitation mais je ne peux rien promettre. Nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir, des dangers à affronter. Au revoir, ami loutre.

Les explorateurs prirent congé de leurs nouveaux amis à fourrure. It-ii proposa de rebrousser chemin, de rejoindre le vaisseau et de prendre un repos mérité avant de poursuivre plus avant. Al-ff accepta sans manifester d’enthousiasme particulier. Ha-ll ne répondit même pas. It-ii sentit une forme de désapprobation dans leur réaction.
— Qu’est ce qui vous démange la ventouse ?
— J’aurais bien aimé continuer à découvrir ces loutres, dit Ha-ll. Leur Légende est intéressante.
— Et puis, leur danse parait fort sympathique, ajouta Al-ff.
— Vous pensez vraiment que nous avons parcouru une telle distance, traversé des espaces turbulents, évité la mort et les trous noirs, juste pour voir danser des loutres ?
— Elles ont peut-être raison, finalement, répliqua Al-ff.
— Pourquoi ça ?
— Tu as entendu leurs rires ?
— Oui. C’était puéril.
— Non, c’est le signe de la vie. Elles vivent dans un monde où le cycle de la vie et la mort n’est pas régulé par une quelconque loi ou science, où se faire manger par un ours est un événement normal. Pourtant, elles ont ri quand nous avons exprimé notre ignorance. Un rire salvateur.
— En quoi rire les sauve ?
— Tu ne comprends rien à la vie, affirma Ha-ll. Tu ne vois plus que les crédits, le profit, toutes les abstractions que nous avons vendues à nos bailleurs de fonds. Notre vaisseau est plus vivant que toi.

It-ii ne rentra pas dans une polémique qu’il jugea stérile. Il rappela seulement que la nuit allait bientôt tomber, avec son cortège de menaces potentielles, dans un environnement inconnu. Al-ff et Ha-ll ne tombèrent pas dans le piège. Ils s’accrochèrent à leur histoire de loutres danseuses, au point de décrocher un accord virtuel de It-ii de revenir les voir, une fois leur mission achevée.

Le voyage retour se déroula en silence. Al-ff semblait plongé dans ses pensées. Ha-ll prélevait ça et là des données de l’environnement local et les compilait avant de les envoyer au vaisseau pour des analyses poussées. It-ii tournait en boucle de nombreuses hypothèses sur les hommes, leur disparition vers les régions orientales, l’existence d’un ersatz de civilisation avec qui commercer tranquillement. Arrivés au vaisseau, les trois explorateurs lancèrent la procédure de sécurisation des lieux, entourant le périmètre d’un champ magnétique protecteur, initialisant les capteurs météorologiques et sismiques, préparant l’improbable au cas où il décide de se manifester.

La nuit ne porta pas conseil. It-ii se réveilla avec les mêmes questions qu’au coucher. Par sagesse, il les garda pour lui, jugeant Al-ff et Ha-ll trop influencés par la danse des loutres et pas assez concernés par leur mission. Après un petit déjeuner silencieux, l’équipage lança les manœuvres de départ, en direction de la zone construite. L’objectif était simple : s’approcher suffisamment, sans se mettre en danger, pour récolter des informations afin de suivre la piste des hommes. Ha-ll analysa les résultats des observations précédentes dans le but de déterminer en quoi les êtres monocellulaires représentaient un danger pour eux, et surtout comment contourner cet obstacle biologique sans dénaturer les éventuels indices. Pendant ce temps, Al-ff s’occupa de la navigation et du balisage géographique, ainsi que de la recherche d’éventuelles signatures thermiques à l’est de la forêt. It-ii en profita pour remplir le journal de bord, une obligation d’habitude contraignante mais reposante cette fois-ci.

Ce matin là, des milliers de loutres dansèrent et rirent partout dans la forêt. Tonton mena lui-même la danse dans sa propre tribu, comme tous les chefs de clan de la région. Il remua son museau en pensant à ces étranges créatures venues du ciel pour rencontrer les hommes sous prétexte de leur apporter quelque chose, de se joindre à eux. Les hommes n’avaient pas besoin des autres. Ils se suffisaient à eux-mêmes, dans leur champ d’osselets.

La Légende s’enrichit d’un nouveau conte. Les petites loutres entendirent les ancêtres raconter l’histoire de trois créatures à huit pattes, au pelage lisse et à l’énorme tête, parties dans la forêt à la recherche des hommes. Pour sa part, lors de cet exercice rituel, Tonton adoptait de nombreuses variations, selon son auditoire ou son humeur.
— Et leur chef demanda si les ours, les castors et les gloutons enfermaient les loutres dans des cages de bois, dit-il un soir à une assistance de petites loutres curieuses.
— C’est débile, dit une petite loutre à l’air sérieux.
— C’est marrant je trouve, répliqua une autre avant de rire, entrainant toutes les autres dans son sillage.
— Le plus drôle, ajouta Tonton avant de rire à son tour, c’est de nous avoir crus avec autant de naïveté. Allons danser en leur honneur.

FIN




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