Halloween (une nouvelle qui aurait pu participer au défi, mais non)
Date 05-11-2015 21:36:32 | Catégorie : Nouvelles confirmées
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Halloween
Halloween s’annonçait sans surprise, avec ses enfants déguisés en vampires, en sorcières ou en crapauds magiques, accompagnés par leurs parents, allant de maisons en bicoques, dans les rues de Springfield.
J’étais assis dans mon salon, sirotant un liquide bistre, sorte d’élixir censé transformer les ratés en réussites, les cauchemars domestiques en épopées oniriques. Je ne comprenais pas cette attirance pour les légendes d’antan, les histoires de sorts et de bonbons, des contes à dormir debout et à enfumer des générations de gamins avant de les envoyer en Afghanistan, en Iraq ou au fin fond de la Somalie. Pour cette raison et des milliers d’autres, je n’avais pas acheté de sucreries prêtes à l’emploi pour défoncer des dents prépubères, soulager la conscience de parents débordés par la société de consommation, participer à une tradition devenue ringarde dès son lancement.
Je ne jouais pas collectif, le savais et m’en foutais comme de ma première biture. Springfield, joyau de l’industrie américaine, petite capitale de l’armement, bâtie sur des milliers d’Indiens morts à coup de fusil, me dégoutait encore plus que moi-même. Je voulais la paix dans le monde, la fin des abrutis, une vie dénuée de faux-semblants, quelque chose entre Jésus Christ et Franck Zappa. Malheureusement, le Vieux, cet asocial assis sur son nuage, en avait décidé autrement. Il avait inventé les conventions républicaines, les armes en vente libre et les emmerdeurs. Cette dernière engeance m’avait longtemps pourri, au point de me rendre misanthrope, un comble pour un vendeur de tout et de rien, un gars supposé enrober du matériel inutile dans du rêve.
Le carillon sonna, signe du bal des casse-pieds. Aux premières notes de sa mélodie dissonante, je décidai d’ignorer l’impétrant, certainement un futur bedonnant déguisé en Comte Dracula. Réfugié dans mon terrier, je pensai vraiment m’en sortir, échapper au destin de l’Américain moyen la veille de la fête des morts. Le sort en décida autrement.
Au dixième coup de sonnette, j’optai pour la seconde solution, la voie diplomatique. — C’est à quel sujet, dis-je d’un ton peu amène, à travers l’interphone. — Des bonbons ou un maléfice, me répondit une voix flutée. — Je n’ai pas de bonbons, petit. Essaie à côté. — Personne n’a de bonbons dans cette rue, chouina le gamin. — Tu es arrivé trop tard. Tes concurrents ont déjà tout raflé. — Ce n’est pas juste. — C’est la vie, petit. Dans notre beau pays, l’avenir appartient aux gens qui se lèvent tôt. — Ce n’est pas juste quand même. — Je sais, petit. Tu feras mieux la prochaine fois. Maintenant, il faut lâcher ma sonnette.
Le gosse abandonna sur ce dernier argument. Je l’imaginai gras du bide, affublé de parents inconsistants, paré d’un déguisement de fortune cousu par la mamie gâteuse et d’un maquillage de mauvais goût conçu par la grande sœur apprentie coiffeuse. Ses parents avaient probablement cédé aux demandes incessantes d’un Halloween érigé en périple pour futurs Américains aux dents blanches, laissé leur progéniture roder dans les rues de Springfield et emmerder les gars comme moi. Dans leur probe inconscience, ils n’avaient pas pensé aux psychopathes et tueurs en série, aux dévoreurs d’enfants et aux satanistes tant décriés par les ligues de vertu. Bizarrement, une fois par an, le Mal n’existait plus sous sa forme urbaine. Il était remplacé par un folklore mêlé de religion, un héritage de nos racines européennes, quand les survivants du Mayflower tentaient de créer une authentique civilisation bâtie sur des légendes et des contes de fées. Les Indiens n’avaient pas aimé. Le sang avait coulé à flots.
J’en étais là de mes pensées quand le carillon retentit de nouveau. Pris au dépourvu, je décrochai l’interphone. — C’est bon, petit, je n’ai pas plus de bonbons que mes voisins. Passe ton chemin. — Jésus Christ fils de Dieu n’a pas besoin de bonbons, mon frère, chanta une voix féminine. — Tant mieux pour lui parce que je n’ai rien à lui offrir, même pas une bière chaude. — Nous venons vous expliquer le Divin, mon frère. — Le soir d’Halloween ? — La foi n’a pas de calendrier. — Vous rasez gratis, également ? — Nous ne vous demandons nul subside ou argent. Juste un peu de votre temps. — C’est bien là le problème. Je suis quantique. Le temps saute d’une dimension à une autre, sans arrêt. Dans une minute, je serai devenu électron, perdu dans les ondes magnétiques de nos rêves électriques. — Je connais ça, mon frère. Avant de rencontrer Jésus Christ fils de Dieu, je touchais à des substances prohibées, me donnais pour quelques dollars et mangeais dans les poubelles. — Vous habitiez en Californie ? — Non, à New-York. — Alors vous avez tapé à la mauvaise porte. Ici, à Springfield, je suis l’extra-terrestre de service, le prochain gars à lyncher quand il ne restera plus de Noir ou de Cherokee. Je n’ai même pas la force de vous baratiner pour vous mettre dans mon lit, ma chérie, et pourtant j’ai toujours fantasmé sur les attaquées du bulbe dans votre genre. — Je vous plains, mon frère. — Vous pouvez. — Que Dieu vous garde. — Amen.
Je revins à mes pensées arrosées de pourpre, un grand cru venu de France, un pays où Halloween commençait à déverser ses hordes d’enfants maquillés dans les rues, malgré des années de lutte contre l’impérialisme culturel américain. Imaginer les grenouilles savantes demander des bonbons à leurs voisins, décliner une tradition bien débile, me dérida une seconde, juste avant le retour de mon carillon.
Je devais être maudit. Trois fois en un quart d’heure, c’était du jamais vu. Je décrochai l’interphone. — Que me vaut l’honneur d’un coup de sonnette aussi tardif, dis-je ironiquement. — Je cherche mon chat, répondit une voix féminine. — Le soir d’Halloween ? — C’est un chat siamois. — Il est bouddhiste ? — Taoïste. — Des paroles carrées n'entrent pas dans les oreilles rondes. — Je ne vois pas le rapport avec mon chat. — Laissez tomber ! Je voulais juste décontracter l’ambiance avec un proverbe chinois. — Je suis née à Springfield. — Quelle chance ! Je vous inviterais bien à déguster une poule faisane, à boire le verre de l’amitié et à faire l’amour avec moi toute la nuit mais je dois me transformer en électron. — Vous êtes bizarre, vous ! — Et quantique.
Mon argument porta. L’inconnue derrière la sonnette partit chercher son chat, sans demander son reste ni même me souhaiter une bonne soirée. La fête des morts n’était pas celle de la politesse, juste le rendez-vous des empêcheurs de glander tranquillement dans son salon, de déprimer en silence, de ruiner son foi à coups de nectar français à mille dollars la bouteille.
J’allais gentiment attaquer mon troisième verre, ou le quatrième je ne savais plus, quand la sonnette reprit sa mélodie favorite. Par réflexe ou par habitude, je répondis à l’impétrant. — Vous aussi, vous avez perdu votre chat ? — Pas vraiment. — Vous voulez des bonbons ? — Je ne tiens pas à enrichir mon dentiste. — Vous venez me vendre du Jésus Christ fils de Dieu ? — Je l’ai déjà vendu. — Comment ça ? — C’est une vieille histoire. — J’aime les histoires, surtout quand elles se terminent mal. — Vous allez être servi. — Racontez ! — Comme ça, devant votre porte d’entrée, tel un banal vendeur d’aspirateurs ? — Si votre histoire me plait, je vous offre une tournée d’un grand cru venu de chez les grenouilles savantes. C’est un bon deal, non ? — Je prends.
L’inconnu derrière la porte me raconta comment il avait vendu aux Romains Jésus Christ, le prétendu fils de Dieu, moyennant une belle commission pour le spectacle de sa crucifixion. Il enroba son histoire de sonorités et d’odeurs, entre tonnerre et soufre. Mon intérieur commença à sentir la fin du monde, celui où les gamins emmerdaient les adultes pour obtenir des bonbons trop sucrés, où les bigots tentaient de fourguer des Ecritures Saintes aux pauvres bougres athées, où les chats siamois n’avaient même pas le droit d’aller tirer un petit coup en douce sans déclencher la panique de leur maîtresse à bigoudis.
J’ouvris la porte, convaincu d’avoir trouvé un convive à ma mesure, un décadent modèle supérieur. Voir un grand gaillard bien habillé, à la barbe taillée et aux grands yeux rouges ne me surprit même pas. — Louis Six-Fers, pour vous servir, me lança-t-il en me rendant une large main poilue. — Tiburce du Gommeau, enchanté de vous connaitre. J’espère que vous en avez d’autres, des histoires de ce calibre, parce que le coup de Jésus Christ vendu aux Romains c’était du lourd, de l’épique. — Faites tomber les bouteilles, Tiburce, je m’occupe de vous réécrire l’Histoire avec un grand « H » à la sauce pimentée. Vous verrez, c’est autre chose que le ketchup insipide vendu par Washington, chanté par Céline Dion et imprimé au Vatican. — Parfait ! Et si vous commenciez par votre version d’Halloween ?
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