Opération Troll
Date 10-09-2015 21:53:16 | Catégorie : Nouvelles confirmées
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Opération Troll
Frankie se regarda dans la glace, pour la quatrième fois, sourit à son propre reflet puis rajusta son nœud papillon. Pour la première fois depuis des années, il sortait de chez lui.
Le professeur Glouque, spécialiste des neurosciences, tourna la tête de droite à gauche d’un mouvement désapprobateur. — Frankie n’est pas prêt, Robert, et vous le savez, affirma le savant. — Tout dépend du point de vue de l’observateur, répondit l’agent de renseignement. Pour vous, petite grenouille à grande bouche, Frankie est un mélange de symptômes et de comportements acquis, un objet d’études et non un patient. — Ne jouez pas au médecin, Robert ! Vous travaillez pour une agence inhumaine, peu regardante sur les effets de bord tant que l’Amérique gagne à la fin. — Je n’ai rien dit de tel, professeur Glouque. Pour moi, Frankie n’est pas un patient, c’est juste un malade mental dont j’ai besoin aujourd’hui. — Vous ne pouvez pas l’exposer ainsi au monde extérieur. — Et pourquoi pas, monsieur le sachant ? — Parce que c’est contre l’éthique.
Robert Wilkinson, plus connu sous le nom de Magic Bob, se mit à rire comme une loutre. — Vous avez raté une carrière de comique, professeur. Depuis quand respectez vous l’éthique ? — Depuis mes premiers pas dans la science, Robert. — Et quand l’Agence vous a ouvert un compte en suisse, avec de beaux millions de dollars à la clé, qu’est devenue cette supposée éthique ? — Un peu plus américaine, je dois l’avouer. — Alléluia !
Le professeur Glouque regarda de nouveau la console de surveillance. Depuis le début du programme, Frankie faisait l’objet d’une attention de tous les instants. Des caméras, des micros et autres dispositifs d’espionnage parsemaient son appartement. Chacun de ses gestes étaient analysés, décortiqués, numérisés par une équipe d’experts en comportement. Pour l’Oncle Sam et ses maniaques de la guerre, Frankie représentait l’arme absolue de la guérilla invisible entre les puissants de ce monde. Incolore, inodore, anodin, anonyme, Frankie pouvait se glisser dans n’importe quelle strate de la société, en manipuler les esprits les plus faibles et transformer une simple querelle en affaire d’Etat. A ce titre, Frankie héritait des qualités de générations de trolls, des obscurs devenus surhumains à l’apparition d’Internet et des forums de discussion.
Fils d’un couple de trolls, une Française en mal d’amour depuis sa naissance et un Américain complexé par ses mensurations ridicules, Frankie avait grandi seul, sans frère ni sœur, dans un environnement dominé par l’univers numérique et la peur du dehors. Il avait montré très tôt ses dispositions exceptionnelles à emmerder le monde, à énerver les autres internautes, à créer du conflit dans des zones d’échanges amicaux, dès son premier forum BLEDINA. L’Agence, grâce à son programme de flicage électronique, le célèbre réseau ELEPHANT, l’avait repéré avant sa puberté, alors qu’il enflammait un site dédié aux maquettes d’avions. Depuis, elle ne l’avait plus lâché, même quand ses parents eux-mêmes l’avaient fait interner parce qu’il s’était retourné contre eux, telle la créature de Frankenstein.
Des dizaines d’agents assermentés l’avaient suivi à leur tour, décryptant ses communications sur le Net, transcrivant ses messages sur les espaces de discussion, organisant la surveillance de ses victimes afin de qualifier à quel point elles étaient mises en pièces par le troll Frankie. Son cas avait tellement effaré les psychologues dépêchés par l’Agence que le Directeur Wilson, un chef à plumes du Pentagone, avait demandé l’assistance du meilleur neurologue au monde. Le professeur Glouque, magicien des synapses, digne fils de Pavlov, le seul capable de modéliser le cerveau d’un fan de Céline Dion pendant ses concerts, avait décroché la timbale. Il avait monté un programme de dressage de trolls, sur la base d’artificiels forums de discussions, d’utilisateurs fabriqués de toutes pièces, et de conversations plaquées toc.
Malheureusement pour les Etats-Unis d’Amérique, l’opération avait été finalement repérée par les services secrets de Chine et de Russie. Alors, pressée par le temps et les mesures défensives de Pékin et Moscou, l’Agence avait prié le professeur Glouque d’accélérer la cadence, sous la tutelle bienveillante d’une star de l’espionnage et de la manipulation de masse, le célèbre Robert Wilkinson. Le protocole scientifique en avait souffert mais le troll Frankie semblait désormais bon pour le service, prêt à affronter le monde réel et ses pairs bipèdes. Le grand jour était arrivé, celui du premier test à grandeur réelle, en plein cœur de New-York, le repaire des mordus du smartphone et des indices boursiers.
Frankie rentra dans le bar indiqué dans l’invitation concoctée par Robert Wilkinson. En théorie, il avait rendez-vous avec une jeune institutrice prénommée Belinda, native de l’Ohio et fraichement embauchée par une école primaire de Manhattan. Le but de l’expérience consistait à évaluer en combien de temps le troll Frankie allait transformer une zone de détente en règlements de comptes à OK Corral, avant l’arrivée de ladite Belinda.
La suite fut classée secret-défense, dans la pure tradition des grands fiascos de l’Agence. Le troll démarra en fanfare, créant des problèmes où il n’y en existait pas cinq minutes avant son arrivée, brouillant des amis de trente ans en moins d’une demi-heure, poussant le barman à sortir son fusil à pompe de sous le comptoir et pacifier l’espace devenu soudain moins respirable. Le troll Frankie trépassa à la cinquième cartouche, au grand dam des experts en neurosciences, atterrés mais impuissants devant leur écran de surveillance. Washington nia l’existence du programme, invoqua le Patriot Act pour enfumer la presse puis ordonna à Robert Wilkinson de nettoyer sa merde.
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