De l'autre côté du miroir
Alice entra dans la salle de réunion, avec en main les cafés demandés par Rupert. L'atmosphère était studieuse. On sentait le cliquetis des cerveaux en plein travail. Les créatifs de l'agence se torturaient les méninges sur la nouvelle commande du milliardaire Grigor.
Rupert avait lancée l'agence deux ans plus tôt, après le rachat d' Ashton & Tate par une firme de logiciels. Son horizon s'était rétréci à une simple alternative : soit réintégrer une société anglaise moins bien cotée, au risque de vite s'ennuyer, soit monter sa propre affaire. Rupert avait facilement convaincu Dieter le graphiste et Thomas le commercial, de s'associer avec lui, puis il s'en était allé faire le tour des investisseurs. La start-up ALPHAPIX avait ensuite ouvert dans la joie et la bonne humeur, avec de petits contrats réalisés par une équipe motivée. Le succès aidant, l'entreprise s'était agrandie. Elle tangentait désormais les trente personnes, installées dans le quartier branché de Camden.
Alice déposa le plateau sur la table centrale et reprit sa place. Graphiste stagiaire, elle avait été engagée par Rupert grâce à sa tante, une petite dame obstinée. Alice ne se plaignait pas de son patron ; au contraire, Rupert lui laissait assez de latitude pour exprimer sa créativité et surtout il ne jouait pas au grand-frère avec elle.
Rupert avait failli embrasser Thomas quand il lui avait annoncé que Grigor, la légende vivante du monde numérique, le génie de l'intelligence artificielle, acceptait le devis d'ALPHAPIX pour sa nouvelle campagne de communication intitulée « Demain est un autre jour ». Toutes les agences rêvaient de travailler pour Grigor, la troisième fortune de la planète et un mécène reconnu. Non seulement les budgets étaient fastes et sans contrainte, mais en plus se targuer d'une telle référence signifiait rentrer au panthéon des créatifs.
Dans l'inconscient collectif, Grigor était l'homme qui parlait aux machines. Ses innovations et sa capacité à convaincre les foules l'avaient placé au-dessus des autres entrepreneurs. Grigor comprenait l'Univers simplement, comme si c'était une évidence. Ses inventions révolutionnaient la science, l'informatique et la conquête spatiale. Ses ordinateurs équipaient toutes les sondes parties aux quatre coins de la galaxie à la recherche d'une seconde Terre.
Le projet « Demain est un autre jour » devait supporter une nouvelle vague d'exploration lancée par un collectif allant de la NASA à l'ESA en passant par leurs équivalents russes, indiens, chinois, japonais et australiens. Par son seul nom, tel un symbole de fraternité humaine, Grigor avait réussi à fédérer les grandes nations scientifiques et à les faire travailler de concert, en dehors de toute compétition économique.
Alice reprit ses travaux. Rupert l'avait acceptée dans l'équipe « Demain est un autre jour ». Elle assistait les créatifs sur les supports graphiques. Elle avait d'ailleurs pratiquement terminée car elle travaillait très vite, à l'intuition.
Rupert ne pavoisait plus. Après des débuts tonitruants liés à la formidable avant-vente de ses créatifs et au talent commercial de Thomas, il avait vu l'intégralité de ses propositions refusées par Grigor. « On ne vend pas de la technologie ou de l'idéologie » avait commencé à lui dire le milliardaire lors de la première présentation du prototype. Le reste de la réunion s'était déroulé dans un cauchemar d'objections, certes polies, centrées autour du message de la campagne de communication.
Rupert connaissait les limites de son métier. Il avait tendance, comme ses confrères, à confondre le fond et la forme, à partir d'un visuel pour arriver à une idée. Neuf fois sur dix, ça passait à coups de « Vous voyez ce que je veux dire » ou d'autres formules préfabriquées destinées à donner au client l'impression que l'idée venait de lui et que c'était finalement sa création. Malheureusement pour ALPHAPIX, Grigor ne tombait pas dans les dix pour cent restants. Il était l'exception qui confirmait la règle, le donneur d'ordres absolu et exigeant. Les petits dessins de Dieter et les explications fumeuses de Rupert ne l'avaient pas convaincu, loin de là . Du coup, il avait demandé à son fournisseur de mettre plus de moyens quitte à rallonger le budget et aligner les dollars.
Alice se tortilla sur sa chaise. Son instinct lui disait d'intervenir et de donner son avis mais son éducation protestante lui commandait le contraire. Elle savait que les créatifs d'ALPHAPIX n'arrivaient pas à formaliser « Demain est un autre jour » en univers graphique parce que, justement, ils restaient collés à leurs pinceaux et à leurs logiciels 3D.
Rupert tournait encore le problème dans tous les sens quand il vit Alice se lever, prendre des feutres dans chaque main et dessiner sur les quatre murs de la salle. La surface immaculée se transforma progressivement en un monde imaginaire, composé de champignons étranges, d'animaux à la fois familiers et exotiques, de nuages multicolores dans un ciel peuplés d'étoiles et illuminé par trois soleils. Les créatifs regardèrent la jeune fille exécuter son ballet, aller du sud vers le nord et de l'est vers l'ouest, dans une sorte de chorégraphie délirante. « Elle semble pourtant bien savoir ce qu'elle veut » se dit Rupert. Il interrogea Dieter du regard, ne rencontrant qu'une moue dubitative. Rupert laissa toutefois Alice poursuivre sa création. D'ailleurs personne n'osa l'interrompre. Tous semblaient fascinés devant la fresque naissante et animée par ce petit bout de femme.
Alice se sentit de mieux en mieux. L'inspiration devenait sa respiration et les images composaient son air. Elle savait désormais comment donner une vie à ce projet, dans la droite ligne des inventions de Grigor. Alice prit un gros marqueur bleu et écrivit « De l'autre côté du miroir » sur chacun des murs. Pour elle, pour sept milliards d'êtres humains, cette phrase représenterait le futur de l'humanité, ailleurs, demain.
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