Léo "Êpistolaires"
Date 12-07-2015 23:31:24 | Catégorie : Nouvelles confirmées
| "J’ai souvent pensé que je ne pouvais pas m’autoriser à avoir de la peine concernant la mort de Lionel. En effet, je n’avais finalement pas perdu un frère, mais seulement mon rêve probablement sublimé, d’établir un jour ce lien mystérieux, qu’il m’arrivait encore si fortement d’espérer. Lionel, avait-il au moins une fois dans sa vie, entendu parler de moi, de ce grand frère, comme arraché, puis disparu ? N’avais-je été pour lui qu’un lourd secret de famille ? Je ne l’ai jamais su, et sans doute ne le saurai-je jamais. Pour ma part, j’avais tout juste, durant de longues années, supposé son existence, espérant secrètement, un jour, des retrouvailles. Mais voilà , nous nous étions manqués, simplement. Le mot « frère » resterait à jamais pour nous, orphelin, comme évidé ou infécond. Qu’existe-t-il au monde de plus douloureux, qu’un simple petit mot chargé d’humanité, qui, plus jamais ne pourra s’incarner ? Ce mot, pour toujours, demeurerait pour moi, ma souffrance indicible et secrète.
Toutes ces années je m’étais demandé si, comme moi, Lionel avait été battu, puis abandonné ou, s’il avait eu la chance d être élevé et aimé par ses deux parents. J’en avais déduit que la deuxième hypothèse l’avait conduit au suicide.
Sous l’insistance pesante d’Huguette, j’ai fini par permettre à ma mère de rétablir un contact avec moi. Après tout, me disais-je, cette femme avait vraisemblablement suffisamment souffert. Elle avait perdu ses deux fils. Peut-être me devais-je de lui laisser une chance de restituer sa version des faits ? Cependant, j’avais imposé mes conditions. Les premiers contacts (qui peut-être resteraient les derniers) ne se feraient que par l’intermédiaire de courriers. Sans doute n’étais-je pas assez courageux pour entendre aussi soudainement le son de la voix de ma mère. Aussi, selon mes règles, c’est elle qui allait devoir m’adresser la première lettre. Je crois que je voulais lui signifier que c’était son choix de revenir vers moi, et qu’aucunement, il ne s’agissait d’un besoin pour moi. J’ai prié quelques semaines pour qu’elle renonce à m’écrire. Pourtant, le 03 mai 2007, une lettre provenant de Paris est arrivée. Je me souviens avoir vu mes doigts trembler en décachetant l’enveloppe. Qu’allais-je enfin découvrir ? Mon regard sembla se figer, mais les mots tout de même défilèrent.
« Bonjour mon petit Léo. Je suis contente que tu aies accepté que je t’écrive. Il faut que tu saches que je t’aime et cela depuis toujours. Je ne t’ai jamais oublié. Je sais aujourd’hui que tu es heureux et c’est pour moi le principal. Tu es toujours dans mon cœur. Je suis là , si tu as des questions. Je pense qu’il serait bien que l’on puisse se parler de vive voix. Peut-être devrions-nous nous rencontrer ? Ma lettre est un peu brève, mais je serai vraiment heureuse si tu acceptais de me connaître. J’espère que tu vas me répondre. Je t’embrasse tendrement. Je t’aime toujours, ta maman qui pense à toi. »
Je me suis assis, comme écœuré. « Mon petit Léo », rien que ces premiers mots me donnaient la nausée. Je n’étais plus petit, j’avais trente-deux ans. Le temps s’était-il arrêté pour elle le jour où elle m’avait abandonné ? D’ailleurs, jamais depuis, je n’avais pu réellement être «le petit » de qui que ce soit. J’ai tout à coup réalisé à quel point je n’étais pas actuellement en mesure de pouvoir pardonner. J’étais encore empli de questions et débordais de rancœurs. « Ta maman qui pense à toi » ; j’avais eu un haut de cœur en découvrant ces derniers mots. Alors, comme j’avais l’habitude de le faire dans ces moments-là , le cœur à vif, je me suis saisi de ma plume, et ne sus contenir mon âcreté.
« Marie. Je me permets de répondre à votre lettre avec un enthousiasme bien plus pondéré que le vôtre. Je voudrais vous dire que je ne réplique pas à votre courrier avec l’idée de vous faire du mal, cependant, je me dois d’aborder des sujets douloureux. Je pense être quelqu’un de sincère et je n’ai aucunement l’intention de vous mentir. Aussi, si nous devions avoir une correspondance, j’attendrai de vous la même honnêteté. Je ne voudrais pas vous donner de faux espoirs et encore moins de fausses joies. A ce jour, je ne suis absolument pas certain de pouvoir faire un trait sur le passé… En effet, aujourd’hui, j’ai une famille, un travail et j’ai survécu à une enfance, mais aussi à une adolescence, des plus douloureuses. Les gens qui m’entourent (ma famille, mes amis, mes collègues) ne soupçonnent rien de ma vie passée. Ils me pensent heureux et souriant et pour la plupart, n’imaginent pas tout ce que j’ai enduré. Pour tout le monde je suis heureux, et même, plutôt jovial. Mais voilà , la devanture est fallacieuse. Jusqu’à la fin de ma vie, je garderai des blessures inguérissables. J’ai perdu depuis longtemps le vrai goût de la vie et je vous en tiens responsable. Malgré moi, je n’oublie rien. Pourtant, je sais aussi que votre vie n’a pas été tendre, mais pour autant, je n’arrive pas à m’apitoyer sur votre sort. Après tout, mieux vaut peut-être, car le rôle d’un enfant n’est pas de soutenir ses parents. A vrai dire, c’est même tout l’inverse. Mon plus grand bonheur aujourd’hui est d’être papa de deux petites filles. Je sais mieux que quiconque combien les enfants sont fragiles. J’ai découvert le rôle d’une mère, et j’apprends celui de père. Je protège mes enfants. En ce point vous avez été défaillante et je ne sais vous exprimer ce jour que mon insupportable amertume. J’en suis désolé. Voyez-vous, malgré les humiliations et la maltraitance que j’ai endurées, je suis fier de ne rien reproduire de mon histoire sur ma famille. J’aime mes enfants plus que moi-même. Ils sont pour moi (avec ma femme) mes seules véritables raisons de vivre. Je m’y accroche. A chacun ses étais. Dans votre lettre, vous dites m’avoir toujours aimé. Je ne sais comment vous dire que je n’arrive pas à recevoir ces mots. Ils me sont étrangers. Pire, ils me renvoient à quelque chose de violent, comme à une part d’insupportable et de dégoût. Est-il possible d’aimer son enfant et de l’abandonner, malgré tout ? Est-il aussi possible de le brutaliser et de le confier aux mains d’un homme violent et sadique ? Pourquoi n’avez-vous pas réagi ? Qu’avez-vous fait ? Pourquoi ne vous êtes vous pas enfuie avec moi ? Vous est-il possible de me répondre, sans mentir ? Léo ». Je me revois encore en train de glisser l’enveloppe dans la boîte aux lettres jaune, située au coin de la rue de l’Essart-Mador. Je saisissais parfaitement que je prenais le risque de ne plus jamais avoir de nouvelles de ma mère. Cela m’était égal. ••• Paris, le 21 mai 2007. « Bonjour Léo. J’ai rencontré un homme à l’âge de vingt-quatre ans. A l’époque, je travaillais et je donnais mes salaires à mes parents pour les aider à construire leur maison. Quand je suis née, on ne voulait pas de moi parce que j’étais une fille. Il y en avait déjà une. J’ai appris cela de la bouche de Bleuette, après le décès de ton grand-père, Roger. A l’époque, j’ai eu des problèmes avec mon père et j’ai été obligée de quitter la maison précipitamment. Il fallait que je parte loin d’eux, mais je n’avais pas les moyens de louer un appartement. A l’usine où je travaillais, j’ai fait la rencontre de ton père. Je suis partie vivre avec lui. Aussi, je voulais un bébé, pour partager de la tendresse et lui offrir tout ce dont je rêvais, tant de choses que je n’avais pas eues moi-même. Pendant ma grossesse, ton père s’est mit à boire. Il ne travaillait pas très souvent. Puis, il a commencé à me frapper. J’ai attendu pendant neuf mois pour que tu me montres le petit bout de ton nez. 3 kilos et 470 grammes à la naissance. Je me souviens. J’ai eu beaucoup de plaisir à prendre soin de toi. Tu étais mon gros bébé à moi. Nous ne nous sommes pas quittés pendant dix mois et nous avons partagé beaucoup d’amour et de tendresse. J’ai manqué parfois de nourriture, mais pas toi. Je m’arrangeais toujours pour cacher un peu d’argent afin que tu ne manques de rien. Après, tout est parti de travers. Je suis retournée vivre chez mes parents et j’ai été humiliée. « Tu es partie avec un alcoolique, un feignant, et en plus, tu t’ai faites engrosser ! ». Alors, j’ai trouvé du travail dans une maison de retraite, à dix-huit kilomètres de chez mes parents. J’étais à la maison quand tu as fait tes premiers pas. Tu les as fait avec moi, et maman. D’abord, j’ai posé tes petits pieds sur les miens, alors que tes doigts étaient accrochés aux miens. Tu avais treize mois. Ensuite, j’ai demandé à maman de se placer deux pas devant nous et je t’ai lâché. Tu es parti dans ses bras alors que j’étais juste derrière toi. Alors, tu es revenu seul vers moi. Ce jour là , Bleuette était présente. Je lui ai confié à quel point c’était dur pour moi de passer autant de temps au travail et ainsi, d’être aussi peu auprès de toi. Voilà ce qu’elle m’a répondu : « Si tu veux, ton fils, je te l’achète, un million ! ». J’ai compris que ma sœur voulait me prendre mon bébé. Je n’ai plus eu confiance en elle. Une fois, je me suis disputée avec maman parce qu’elle n’avait pas voulu que je te donne le bain. Je ne refusais jamais de travailler pour gagner un peu plus d’argent. Parfois quand la veilleuse de nuit était malade, je travaillais le jour, puis la nuit, sans m’arrêter. Après le travail, quand je venais te voir, Bleuette était souvent à la maison. Je n’avais plus ma place. Un jour, nous avions décidé de faire une balade en forêt. Je suis sortie la première pour ne pas que l’on prenne la poussette à ma place. Une voisine qui m’avait vu, me fit un signe de main. Je suis allée vers elle. Elle m’a dit que j’avais un beau petit garçon. Quand Roger a demandé à Bleuette où j’étais passée, elle lui a répondu que j’étais partie te montrer à la voisine comme on expose un petit singe à la foire. Mon père et ma sœur étaient liés contre moi. J’étais pourtant si fière de toi. Je me suis enfuie seule dans la forêt en pleurant. J’étais si triste que je voulais mourir. J’ai erré durant des heures dans les bois sans que personne ne s’inquiète. Un autre jour, alors que j’étais en repos, tu as crié « Maman », par deux fois. J’ai couru vers toi, mais nous étions deux à l’arrivée. Je t’ai demandé ce que tu voulais, mais maman m’a dit que c’est elle que tu avais appelée. J’ai appris avec stupéfaction que tes grands-parents exigeaient que tu les appelles « papa et maman ». J’avais très envie de te prendre avec moi, mais c’était impossible. Aussi, il était hors de question que je te vende ou te donne à ma sœur. J’ai vite compris que j’allais devoir me débrouiller seule. Et puis, à la maison de retraite, un garçon est arrivé. Toutes les femmes le regardaient. Pour moi, c’était un ami qui m’écoutait. Je me confiais à lui. J’avais tant de problèmes avec ma famille. Je lui ai dit que j’avais un petit garçon. Il m’a dit que j’étais jolie. Ensuite, il m’a suggéré que nous allions devoir nous marier afin que je puisse te récupérer. Naïve, j’ai accepté. Après le mariage, de gros problèmes sont arrivés. J’ai voulu le quitter, mais je n’ai pas pu. Nous nous sommes donc installés dans un hôtel meublé à Clichy. J’ai trouvé du travail dans une cafétéria, avenue Georges V. Des amis m’avaient dit que si j’obtenais une loge, je pourrais enfin te reprendre et t’élever, tout en travaillant. Mes parents ne voulaient pas que je te récupère avant ta scolarité. Je t’ai repris quand même. J’étais si heureuse de te retrouver. Je ne pouvais plus vivre loin de toi. Après, nous avons vécu un grand cauchemar. Il est difficile pour moi d’écrire. Je t’enverrai la suite prochainement. J’espère que tu ne m’en veux pas trop de te faire attendre tout ce temps. Je voudrais ajouter que je m’en veux terriblement de t’avoir fait autant souffrir. J’étais immature. J’aurai tant voulu savoir me battre, comme tout le monde. Marie. »
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