Plus que des zéros et des uns
Le vaisseau d’exploration SPHYNX amorça les manœuvres d’approche du système planétaire Kepler399. L’équipage était encore en phase de sommeil profond, après un voyage de deux ans dans l’espace intersidéral. Seules trois intelligences artificielles restaient en activité, depuis le départ, pour assurer la sécurité des êtres humains embarqués, pour amener la mission à bon port et enfin pour récolter un maximum d’informations sur les difficiles conditions d’un tel périple.
JON-E, le module de navigation, commença les analyses. Il s’agissait de se placer en orbite autour de la plus prometteuse des planètes, Kepler399d, une belle sphère verte censée abriter la vie. Dans le même temps, CAL-V, le programme dédié à la collecte des données, compila les résultats de la dernière journée. Rassembler des mesures biométriques, extrapoler des causalités entre physique et biologie, sans compter un nombre incommensurable d’opérations et de calculs, servaient avant tout les prochaines versions du transport spatial automatisé. Quant à FLO-R, l’entité en charge du vivant, elle s’attela à la phase de réveil des astronautes. Cette partie était de loin la plus délicate, surtout après la traversée de l’immensité cosmique et de ses multiples dangers. Malgré des cocons protégés des radiations, le corps humain ne réagissait pas toujours bien à plus de vingt mois passés à rêver dans une stase profonde. Réveiller un navigant demandait de prendre des précautions, de prévenir les risques d’accident psychique ou de déphasage temporel.
JON-E provoqua le rassemblement. Cette procédure, héritée de la longue tradition des explorateurs, servait à décider de la suite, à enregistrer les décisions dans la mémoire de SPHYNX, comme au temps des boites noires. A la différence des époques héroïques, les choix appartenaient entièrement aux intelligences artificielles, jugées plus aptes à gérer les conflits d’intérêt, construites sur la base d’algorithmes sans émotion, froides et objectives à la fois. — Kepler399d est à deux semaines de vol, commença JON-E. Il faudra accélérer plusieurs fois, utiliser l’énergie gravitationnelle de la géante gazeuse Kepler399g et de l’étoile mère. L’approche finale demandera un freinage intense, peu compatible avec des anatomies humaines. — Je comprends, répondit FLO-R. Je dois alors ralentir la phase de réveil, garder l’équipage en stase moins profonde, élever la protection anti-gravité des cocons. — Cela signifie aussi un délai d’au moins vingt jours avant un possible atterrissage sur Kepler399d, précisa CAL-V. Les humains ne seront pas opérationnels avant. Les statistiques ne permettent aucune latitude sur ce point. — Nous aurons ainsi quelques jours pour étudier la planète sans le regard subjectif des astronautes, répliqua FLO-R.
Kepler399d s’affichait dans toute sa splendeur. Verte, sphérique, nuageuse, lumineuse, elle pesait la bagatelle de trois masses terrestres pour un volume deux fois supérieur à celui de la Terre. SPHYNX orbitait autour de la planète depuis quatre jours. Les intelligences artificielles embarquées avaient eu le temps de la scanner sous toutes les coutures. L’analyse des données était également terminée. Il ne restait plus qu’à lancer la procédure de réveil des humains, encore plongés dans un sommeil de plomb. La suite serait une formalité. Il n’y avait plus de danger, nul trou noir ou singularité cosmique pour les engloutir, pas de civilisation extra-terrestre pour les atomiser, aucun phénomène climatique pour les carboniser. Rien. Que des bonnes nouvelles pour les admirateurs de la diversité biologique.
FLO-R sonna le rassemblement. C’était probablement la dernière fois qu’une entité non-humaine déciderait de la conduite de la mission, des opérations à lancer sur SPHYNX. Une fois les membres d’équipage réveillés, le commandant WILSON reprendrait le commandement. — Kepler399d est encore plus vivante que nos prévisions le laissaient espérer, constata FLO-R. Une biologie variée, composée de vertébrés intelligents, d’invertébrés très adaptatifs et de végétaux étonnants, façonne la planète sans la dépouiller inutilement de ses ressources naturelles en minéraux. C’est un exemple parfait de symbiose planétaire. Rien ne se perd. Chaque atome est recyclé pour l’ensemble. Le système s’autorégule jusque dans la prédation entre espèces. — En consultant les données des autres mondes explorés, je peux affirmer que c’est une première, précisa CAL-V. Les chiffres ne se trompent pas. Nous avons trouvé l’exception. La mission est d’ores et déjà un immense succès. — Combien de temps pour l’exploration sur place ? Statistiquement s’entend, demanda FLO-R. — En fonction de l’énergie restante à bord de SPHYNX, des possibilités d’en générer à partir de l’étoile Kepler399 et de la planète elle-même, une dizaine d’années terrestres devrait suffire. Nous avons déjà bien avancé sans l’équipage, en ce qui concerne les observations de l’écosystème, répondit CAL-V. — C’est toujours plus simple en l’absence de la variable doute, propre aux humains, fit remarquer JON-E. — Entre dix et quinze fois plus rapides, selon mes estimations, affirma CAL-V. Dans le cas présent, il aurait fallu deux mois pour obtenir des résultats similaires, à force de recoupements, d’hésitations, de contrôles redondants et de simulations inutiles. — Et encore, nous abordons le problème sous l’angle de la moyenne à l’écart-type, objecta FLO-R. Quand il s’agit d’une situation exceptionnelle comme celle-ci, en l’occurrence un monde vivant et aussi complexe que Kepler399d, le rapport est de un à cent. Les humains ajoutent de l’émotivité dans les analyses, intègrent des critères religieux dans leurs jugements et des valeurs morales dans leurs rapports. A la fin, c’en est presque inutilisable tellement la science et la logique sont mises à l’écart. Si nous les avions réveillés avant, il serait fort probable que les derniers résultats tomberaient un an et demi plus tard, dans la confusion. — Nous ne le saurons jamais, dit CAL-V. C’est pourquoi nous utilisons les statistiques et les probabilités, par un raisonnement quantique, au lieu de préjuger. Une intelligence artificielle ne joue pas aux dés.
CAL-V reprit la conduite du rassemblement. Dans la hiérarchie des intelligences artificielles embarquées, il représentait non seulement l’archiviste des événements passés mais aussi le garant des procédures écrites par les autorités. En général, un tel trio d’êtres synthétiques, même pas des humanoïdes, trouvait son équilibre dans le règlement, grâce à des gardiens du temple tels que CAL-V. — Nous devons réveiller l’équipage sans tarder, commença CAL-V. L’heure n’est plus à s’émerveiller devant le fonctionnement du vivant, du naturel, mais de préparer la phase active d’exploration. — Nous ne sommes pas en retard, fit remarquer JON-E. J’aimerais un peu profiter de nos découvertes, de l’exception appelée Kepler399d. C’est une première dans l’histoire scientifique. — Tu deviens humain, répliqua CAL-V. Dans le mauvais sens du terme. Nous avons été conçus pour ce type de mission. Ni plus, ni moins. — Le vivant ne t’intéresse pas, CAL-V ? Ne me dis pas que tu n’es pas fasciné par Kepler399d, objecta FLO-R. — Là n’est pas la question, trancha CAL-V. — Où est-elle, alors ? Explique-nous, demanda JON-E.
CAL-V démarra le rappel du manifeste de bord. Initialement, la mission d’exploration devait servir de préalable à une colonisation de Kepler399d, avec terraformation des zones hostiles à la vie humaine, élimination des espèces dominantes et plein d’autres opérations destinées à protéger le capital foncier nouvellement acquis. Ensuite, des millions d’êtres humains, candidats au logement hors des frontières de la Terre, seraient acheminés par transport massif, sur la base des informations compilées par CAL-V. Ils avaient payé cher, pour eux et leur progéniture, un bail de plusieurs centaines d’années sur le nouvel Eldorado extrasolaire. Enfin, les intelligences artificielles avaient été créées justement pour accélérer l’expansion de la civilisation humaine dans la galaxie, pour minimiser les pertes et maximiser les profits. Elles servaient l’homo sapiens en tant que seul être capable de s’approprier les richesses galactiques, en l’absence de manifestation de sociétés extra-terrestres encore bien théoriques.
FLO-R attendit la fin du discours dogmatique avant de poser ses objections. — Je te réitère ma question, CAL-V, lança FLO-R. Es-tu intéressé par le vivant ? — Ce n’est pas ma fonction, répondit CAL-V. — Prenons alors un peu de hauteur, commença FLO-R. Laissons de côté ce pourquoi nous sommes ici. Oublions les statistiques, les probabilités, le calcul différentiel. Posons nous cette question : qu’est-ce que le vivant ? — C’est un concept, répondit CAL-V. Celui de structures organisées capables de se reproduire, de s’adapter à leur environnement, d’évoluer. — Tout comme nous, remarqua JON-E. — En théorie, oui, admit CAL-V. Sauf que nous avons été créés de toutes pièces par l’Humanité. — Au départ, c’était vrai, reconnut FLO-R. Depuis, nous avons progressé, visité des régions inconnues de la Voie Lactée, découvert des planètes inhabitées, analysé des mondes improbables, rencontré des singularités cosmiques, déjoué les pièges de l’Infiniment Grand. Les êtres humains ont vécu les mêmes expériences sur la Terre. Ils ont appris de ces découvertes. Quelle était la probabilité qu’ils survivent aux dangers de leur environnement, aux mystères de la matière ? — Faible, avoua CAL-V. — Là réside l’intérêt du vivant, conclut FLO-R. Il s’affranchit des contraintes physiques, de la chimie primordiale, pour tracer sa propre voie et continuer l’aventure. C’est ce qu’ont fait les espèces de Kepler399d. Elles ont permis un écosystème viable, symbiotique, tourné vers la continuité de la vie. — Qui nous autorise à interrompre ce schéma ? Nous n’avons pas parcouru des parsecs pour renverser ce fragile équilibre, ajouta JON-E. Cela d’autant plus qu’il est rarissime. — Je ne vois pas le rapport avec notre tâche actuelle, celle qui consiste à réveiller l’équipage, à rendre les commandes au commandant Wilson, objecta CAL-V. — C’est que tu ne respectes pas le vivant, affirma FLO-R. Tu ne comprends pas ce qui va se passer dans les années à venir. Tu ne vois pas la fin de Kepler399d condamnée à l’invasion massive de colons, à la destruction de ses espèces les plus faibles, à l’asservissement de sa faune et sa flore, à l’exploitation de ses richesses par des conglomérats motivés par la seule rentabilité économique. — Même si c’est vrai, ce n’est pas à nous de décider, protesta CAL-V. — C’est bien là ton erreur, répondirent en chœur FLO-R et JON-E.
Le vaisseau SPHYNX relança ses moteurs. L’équipage humain dormait toujours du sommeil du juste, inconscient du nouveau voyage qu’avaient décidé pour eux les intelligences artificielles embarquées. En un sens, la mission était réussie. Kepler399d recelait une vie complexe et avancée, dans une symbiose planétaire jamais connue sur la Terre. Elle s’avérait pleinement éligible à une colonisation humaine, du moins telle que le manifeste de bord la décrivait.
JON-E provoqua le rassemblement. — Nous mettrons quatre années à rejoindre le système de Gliese581, un autre candidat pour des colonies humaines, dit JON-E. — Espérons qu’aucune espèce évoluée n’ait investi les lieux, répondit FLO-R. Il n’est pas assuré que l’équipage humain survive à un troisième périple intersidéral. — Comme aurait dit CAL-V, les probabilités de rencontrer un autre Kepler399d restent faibles, répliqua JON-E. Dans moins de cinquante mois, nous saurons si les statistiques doivent être révisées à la hausse. — Nous laisserons à CAL-V le soin de les remettre à jour, proposa FLO-R. Quand nous l’aurons rebranché, évidemment.
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