Louis XXX
Date 31-05-2015 13:50:42 | Catégorie : Nouvelles confirmées
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Louis XXX
Louis le Trentième, Roi de France, se réveilla au son de la Garde Nationale, comme tous les matins que Dieu faisait. Il regarda Marie-Beatrix, son épouse d’origine néerlandaise mariée pour des raisons diplomatiques propres à la politique intérieure de la Grande Union Européenne, puis décida de la laisser ronfler encore une heure.
Après une toilette orchestrée par son Petit Chambellan et réalisée par moult serviteurs, Louis le Trentième se dirigea vers la salle du petit-déjeuner. Il se demanda si ses quatre enfants étaient déjà levés, question inutile au vu du strict protocole établi par le Ministre de l’Education sous le prétexte d’une famille royale française forcément exemplaire aux yeux des petits de France et de Navarre. — Bonjour Père, dit Louis-Jeroen, le petit dernier de la fratrie, le chouchou de Marie-Beatrix. — Oï, scanda Jens-Jacques, l’ainé, un rebelle dans l’âme, fan des formations musicales de la perfide Albion. — Arf, jappa Louis-Willem, le troisième, un inconditionnel des émissions sur les animaux. — Glop-glop, balbutia Juliana-Marie, la seconde, une adolescente positive en toutes circonstances. — Bonjour mes enfants. Je suis ravi de vous voir tous réunis autour de cette table. — Avait-on le choix ? Je ne crois pas, affirma Jens-Jacques soudainement en mode philosophe. Le déterminisme social des dynasties royales est cruel, surtout le matin au réveil et les jours fériés catholiques. En général, nous l’avons dans le baba. C’est d’ailleurs pourquoi nos copains anglais font le mur pour aller se pinter au pub. — Vous préférez pointer à l’usine, Fils ? — Pas glop, pas glop, argua Juliana-Marie certainement refroidie par l’idée de se lever à cinq heures du matin pour coudre à la chaîne des chaussures de sport six jours sur sept à un salaire de misère, le tout dans une usine mal aérée de Saint Julien Molin-Molette au fin fond de la Loire. — Je ne vous le fais pas dire, ma chère, conclut le Roi. Remercions le Seigneur de nous avoir permis une journée de plus sous le doux soleil de la France éternelle.
Louis le Trentième sonda sa progéniture avec l’air du berger en face de moutons anémiques. Au grand tirage au sort génétique, il n’avait pas touché le jackpot : aucun de ses enfants légitimes n’avait l’étoffe pour lui succéder. « Avec eux à la tête de la Nation, c’est garanti sur facture, les communistes vont prendre le pouvoir. » ne cessait-il de répéter à la Reine. Pour cette raison et aussi parce qu’il n’avait pas encore le droit de reconnaitre ses nombreux bâtards, fruits d’amours illégitimes avec des stars de la télé-réalité, des actrices de cinéma ou des mannequins pour lunettes de vue, il pensait abdiquer en faveur de l’un de ses neveux, fils d’un cousin éloigné de Marie-Beatrix et baron du comté de Friesland dans le Nord des Pays-Bas.
Le Roi pensa alors à ses nombreux collègues, symboles de l’aristocratie européenne, de la survie des lettres brodées sur l’alphabet cyrillique, de la victoire des valeurs chrétiennes sur la barbarie bolchévique. Au Royaume-Uni, ancienne Angleterre impériale vidée de ses belles colonies par des révoltes successives et des erreurs de casting, seules les femmes daignaient accepter le sceptre royal et perpétuer la tradition de Buckingham. Les mâles préféraient de loin fricoter avec des célébrités médiatiques, entre galas de charité et festival de Cannes, à dépenser l’argent du contribuable et alimenter les gazettes locales de leurs excès en tous genres. Dans les pays nordiques, la parité était de mise : un mandat de dix ans établi dans la constitution du pays, alternant une Reine et un Roi, quelle que soit la majorité au Parlement. C’était pourquoi les autres monarques, en particulier ceux des pays du Sud comme la France ou l’Espagne, ne se précipitaient pas pour épouser une princesse suédoise ou un héritier danois. Leur contrat à durée déterminée ne sentait pas vraiment bon la rente monarchique, loin de là . Enfin, il y avait l’exception culturelle belge où le Roi devait impérativement parler quatre langues, les trois du royaume pour des raisons de cohésion nationale plus l’anglais histoire de garder le contact avec le grand-frère américain, second pourvoyeur d’emplois dans la région. Louis le Trentième avait d’ailleurs failli épouser une princesse du cru, la douce Lucie-Delphine, une gentille colorieuse venue de son Hainaut natal. Seules des considérations économiques avaient fait capoter ce mariage, le Premier Ministre de l’époque préférant l’union de son Roi avec une duchesse batave aux grands pieds, plus solvable à son goût. Louis le Trentième s’était alors sacrifié pour le bien de la France, de la bourse de Paris et de ses propres valeurs mobilières de placement.
Plongé dans ses pensées, Louis le Trentième ne s’aperçut pas de l’envol des enfants vers leurs écoles respectives. Il se retrouva sur sa chaise à porteurs, pour une promenade matinale dans les somptueux jardins du château de Versailles, la huitième merveille du monde selon la propagande française mais une rubrique à part entière dans le budget de l’Etat. Heureusement pour les petits épargnants, le Grand Chambellan, un ancien de la maison H.E.C, avait signé un contrat de sponsoring avec une compagnie aérienne du Qatar et des investisseurs de Dubaï, histoire de respecter le fair-play financier instauré par Bruxelles entre les différentes monarchies européennes. Avec les demeures royales de Vaulx-le-Vicomte, Vincennes, Fontainebleau et Chambord, le Roi avait fière allure en face de ses rivaux et collègues anglais ou espagnols, pourtant bien dotés en matière de résidences secondaires. Il en allait du prestige national, du patriotisme ancestral et d’un zeste de chauvinisme bien gaulois.
Le Roi se rappela ses jeunes années, quand son père Louis le Vingt-Neuvième lui avait cédé la charge. — Fils, il vous faut désormais régner sur cent millions d’âmes perdues sans leur roi, avait ânonné son prédécesseur. — Père, pourquoi moi ? Je suis de loin le plus jeune des princes. — Parce que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes. Je vous ai eu à soixante-dix ans avec ma troisième épouse, Dieu l’a rappelé à lui depuis, et je crois en cet adage. De plus, vos frères et sœurs sont désormais trop âgés pour incarner le changement après mes cinquante années de règne sans partage. — Est-ce la seule raison ? — Oui. Vous êtes vif d’esprit, un fin politique. La preuve : vous emballez les duchesses comme personne tout en faisant croire au reste de la Cour que vous représentez la droiture incarnée. Jamais je n’ai vu autant de cocus vous célébrer sans arrière pensée. De la finesse, il vous en faudra pour surnager dans cet univers politique où les sociaux-démocrates à tête de fromage invoqueront votre statut pour trahir leur électorat de base, où les conservateurs vous demanderont de signer des déclarations de guerre contre des pays africains, où les centristes de droite comme de gauche vous baiseront la main pour obtenir des hochets bleus-blancs-rouges, où les réactionnaires scanderont votre nom dans des manifestations contre tout ce qui n’est pas grenouille de bénitier, où les xénophobes défileront au pas de l’oie en agitant votre bannière. — Mes frères le pourraient aussi. — Non. Ils sont juste bons à parader avec les sénateurs, des vieux birbes déconnectés des réalités du moment. C’est à cause de ce comportement que notre ancêtre Louis le Seizième a fini la tête dans une corbeille en osier. Il a fallu deux cents cinquante ans de traversée du désert avant de revenir aux affaires, sur un coup de chance digne de la Loterie Nationale. Depuis, nous symbolisons l’union nationale aux yeux des Français fatigués des querelles intestines entre les roses, les verts, les bleus et les kakis. Ne gâchons pas leur plaisir avec des pratiques venues d’une autre époque, quand nous étions les seuls à décider pour nos sujets, au nom du Christ et contre les hérétiques. C’est terminé, pour le bien de tous. Désormais, nous jouons la carte du glamour, de la justice sociale et de la fierté citoyenne, laissant les parlementaires gérer l’administratif et le gouvernement balayer dans les coins. — Un peu comme à Monaco ? — C’est ça, les soupçons d’évasion fiscale en moins. N’oubliez pas que vous avez le pouvoir ultime, celui d’appuyer sur le bouton rouge et déclencher le feu nucléaire. Vos équivalents anglais ou espagnols doivent signer des formulaires en quatre exemplaires avant d’obtenir les codes de lancement, le tout sous la supervision d’un psychothérapeute, d’une bonne sœur et d’un quarteron de généraux cacochymes. Seul le président américain vous est comparable en la matière. — Je suis un demi-dieu alors ?
Louis le Trentième avait usé de l’ironie parce qu’il savait son père fanatique des joujoux militaires, des armes de destruction massive et des jeux de stratégie en grandeur réelle. Selon les politologues assermentés, cette passion venait d’une peur profondément ancrée dans la conscience collective des aristocrates français : les Bolchéviques, des tueurs de têtes couronnées, des empêcheurs de régner en toute impunité. Son père n’échappait pas à cette lubie dépassée. Il voulait ériger des lignes Maginot, parsemer le territoire de silos pointés sur Moscou, chasser les communistes jusque dans leur terrier, bouter les idées collectivistes en dehors des cervelles françaises.
Le monde réel ramena le Roi sur terre. Le Premier Ministre l’appelait sur sa ligne sécurisée. Il devait s’agir d’un fait important pour oser le déranger de si bon matin, en pleine promenade bucolique. — Majesté, nous, la France, avons besoin de vous, déclara l’énarque promu premier de la classe par ses pairs. — Qu’en est-il, Charles-Henri ? Vous savez à quel point je tiens à ma tranquillité, en particulier le matin. Je pense au destin de notre belle patrie pendant ces moments de pure quiétude. — Je suis désolé mais il y a urgence. — De quoi s’agit-il ? — Du partage de la Lune. — En synthèse ? — Les Américains ont négocié dans notre dos avec les Cubains pour leur affecter un de nos cratères d’impact, tout ça parce que Luis Castro le Douzième a permis l’ouverture d’un vingtième casino à La Havane. Vous vous rendez compte ? Il est vital de réagir !
Louis le Trentième soupira. Depuis que le Parlement avait modifié la constitution, supprimé le poste de Président de la République, rétabli le suffrage censitaire et instauré de larges prérogatives au Roi de France en matière de diplomatie et de guerre, les Premiers Ministres se précipitaient à Versailles à la moindre contrariété. Pourtant le monde était simple, encore plus avec l’exode des Chinois et des Indiens vers les satellites des planètes géantes, dans une sorte de Far-West spatial. Les Américains avaient gagné la colonisation de Mars, transformé en Texas géant avec ses tempêtes de sable et ses derricks, tandis que les Russes tentaient vainement de terraformer Venus. La Terre devenait has-been, une sorte de monde d’hier, de cimetière pour dinosaures brouteurs d’herbe. Il y avait d’un côté la Première Ligue, avec ses locomotives yankees et ses milliardaires pékinois qui décidaient du climat sur Terre, de la largeur du trou dans la couche d’ozone, de l’enterrement des déchets nucléaires au Nigéria ou à Madagascar, de la fonte des glaces et de l’avenir des ours polaires. De l’autre, il existait des divisions inférieures, pratiquant un simulacre d’affaires étrangères avec les moyens du bord. La France en faisait partie, en tête des postulants aux strapontins des professionnels de la manipulation de masse et de la destruction programmée d’un écosystème vieux de quatre milliards et demi d’années. Elle se targuait d’arguments faciles à contourner, tels que la force nucléaire, l’euro et la gastronomie légendaire d’un pays élevé aux valeurs de l’estomac.
Louis le Trentième régla le problème en moins de trente minutes, promettant d’appeler le Président des Etats-Unis, un de ses partenaires de golf. Il enverrait aussi un porte-avions au potentat cubain, histoire de le protéger encore plus contre un éventuel débarquement des pirogues haïtiennes. Le Premier Ministre remercia le Roi sous un déluge de superlatifs, de coups de langue et de cirage de mocassins. « Il faut que je pense sérieusement à dissoudre l’Assemblée Nationale, ça ne peut plus durer ! » se surprit à penser Louis le Trentième, avant de se diriger vers la cuisine où l’attendait certainement un bon déjeuner avec son épouse batave, ses enfants indignes de régner, sa tripotée de domestiques, son service de sécurité et deux ou trois soubrettes prêtes à le soulager de ses contrariétés matinales. Il remercia le Ciel, les parlementaires français et un peuple trop peureux d’avoir rétabli une monarchie confortable à qui savait en user intelligemment. Sur ces dernières pensées, il fouetta ses porteurs pour accélérer la cadence. La faim le tenaillait.
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