Plus qu'une cigale
Date 23-05-2015 12:45:08 | Catégorie : Nouvelles confirmées
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Plus qu'une cigale
Barry descendit dans les entrailles du métro londonien, comme tous les jours de la semaine, et se fondit dans la masse des voyageurs souterrains. Arrivé sur le quai déjà bondé, il se fraya un chemin jusqu’à la queue du train, l’emplacement stratégique pour qui descendait à Tottenham Court Road dans le but de prendre la ligne rouge jusqu’à Queensway.
Le Londres des années deux mille n’avait rien à envier à Paris, New-York ou Tokyo. Des dizaines de milliers de bipèdes pressés empruntaient des transports en commun sous-dimensionnés aux heures de pointe, marchaient frénétiquement dans une cadence désordonnée sans vraiment porter attention aux autres. « Il ne faut pas arriver en retard au travail » s’affichait en quatre par trois dans leur cortex cérébral, créant de facto un court-circuit neuronal avec les fonctions empathie et compassion pourtant fraichement acquises par un cerveau encombré de détails inutiles.
Fourmi noyée au milieu de ses congénères, Barry entra dans le wagon surpeuplé, joua de sa haute taille et de ses larges épaules pour conquérir une place près des larges fenêtres, debout mais à l’abri des prochaines ruées d’usagers. A peine les portes fermées, la rame reprit son périple vers le Sud de la capitale, sous la direction d’un capitaine silencieux. Barry regarda ses compagnons de route : certains jouaient avec leur téléphone portable ou composaient des messages électroniques tandis que d’autres lisaient les magazines gratuits distribués par de jeunes chômeurs ou essayaient péniblement d’émerger de leur nuit trop courte.
Barry faisait partie de cette dernière catégorie. Le matin, il se réveillait en automatique, au son du bombardon électronique programmé sur sa chaine stéréo. Ensuite, il enchainait machinalement les tâches routinières entre la salle de bains, la cuisine et la chambre, avant de quitter son petit appartement de Kentish Town. La suite ressemblait à du somnambulisme, avec peu de partie consciente et beaucoup de réflexes conditionnés. Ses actions étaient rythmées par des automates ; l’un lui demandait de frotter son badge contre un portique métallique, l’autre annonçait l’arrivée de la rame et ses différentes correspondances, un dernier indiquait la station suivante. Barry n’avait même pas besoin de réfléchir. Au nom de Tottenham Court Road, égrené par une voix mécanique aux intonations féminines, il activait ses jambes puis se dirigeait vers les ascenseurs situés en queue de quai. Des dizaines d’autres fourmis le suivaient, certaines pour sortir à la surface, d’autres pour continuer le périple souterrain jusqu’à leur destination finale.
« Tottenham Court Road » annonça l’automate. Barry remarqua un changement dans les sonorités, moins métalliques et plus chantantes. Il jugea ce signe encourageant pour sa longue journée. Un sourire faillit même illuminer son visage, juste avant qu’une autre fourmi ne lui marche sur les pieds, le ramenant à la triste réalité des transports en communs londoniens.
Barry se fondit de nouveau dans la cohorte des voyageurs du matin. Il attendit patiemment l’ascenseur, en silence comme tout le monde, puis l’emprunta jusqu’à l’étage supérieur, celui de la ligne rouge. Ensuite, il marcha d’un pas mécanique le long des couloirs amenant sur le quai ouest. Enfin, il se dirigea sur la droite, afin de se trouver dans les meilleures conditions pour sortir à la station Queensway, juste en face des ascenseurs. Il remarqua alors, perdue au milieu des fourmis, une superbe cigale habillée de rouge. Personne ne semblait lui porter une attention particulière, comme si elle ne dénotait pas plus qu’un panneau exotique dans un environnement standardisé.
Barry s’arrêta à côté de la cigale. Il la regarda discrètement. Agée probablement d’une trentaine d’années, brune aux yeux noirs, la jeune femme était jolie sans pour autant illuminer l’espace de sa présence physique. Seulement, aux yeux de Barry, elle tranchait sur les fourmis de son quotidien, même les plus belles, celles au tailleur de chez Chanel et au maquillage impeccable. La cigale avait un petit quelque chose d’indéfinissable, une singularité cosmique dans un univers de particules réduites à leur seule fonction sociale.
La rame arriva sur le quai, annoncée par une voix mécanique. Barry trouva sale l’idée de voir une cigale se mélanger à des dizaines de fourmis. Il posa sa main sur le bras de la jeune femme. — Ne montez pas, je vous en prie, demanda-t-il avec un sourire tristement désespéré. — Pourquoi ? — Vous êtes une cigale. La jeune femme sourit à son tour. Son visage s’alluma, ses yeux noirs brillèrent de mille feux. — Et vous, qu’êtes-vous ? — Une fourmi. Comme tous les autres usagers du métro ce matin. Sauf vous, évidemment. — Bonjour, monsieur la fourmi. Je m’appelle Joanna. On vous a attribué un prénom chez les fourmis ? — Barry. — Que fait-on maintenant, Barry la fourmi ? Restons-nous ici, sur ce quai, tandis que vos congénères remplissent les rames à destination de leur lieu de travail ?
Barry se sentit bête. Il réalisa l’incongruité de la situation : il devait rejoindre le laboratoire pharmaceutique où il travaillait depuis des années à analyser des résultats, recouper des chiffres et calculer des indicateurs biologiques. Pire encore, Joanna la cigale avait elle aussi certainement des obligations, un patron qui l’attendait, un métier, des responsabilités. — Je ne sais pas, Joanna, ça a été plus fort que moi. — Une fourmi illogique ? — Je ne rencontre pas souvent des cigales. — Je comprends, Barry. Vous êtes déboussolé. Il vous faut reconnecter vos petites antennes à la fourmilière et reprendre votre chemin. — Laissez-moi vivre autrement qu’en fourmi, Joanna. Juste un instant. — Revenons à la surface, Barry. Nous, pauvres cigales, avons besoin de soleil sinon nous dépérissons.
Joanna prit à son tour le bras de Barry puis l’emmena vers la sortie. Le couple ainsi formé sortit de la station et émergea dans la grande avenue d’Oxford Street. Le ciel était lumineux, déchargé des habituels nuages de la cité londonienne. Les trottoirs n’affichaient pas encore complet, les vitrines tardaient à s’ouvrir, le calme régnait seulement ponctué par les rares coups de corne des autobus à impériale. — Où allons-nous, Joanna ? — Avons-nous vraiment besoin de le savoir, Barry ? Je suis une cigale, rappelez-vous. Nous allons marcher tranquillement, au bras l’un de l’autre. Nous verrons bien où cela nous mène. — Cela ne vous gêne donc pas de vous afficher ainsi avec moi, alors que nous nous connaissons depuis moins d’une heure ? — J’en sais suffisamment sur vous, Barry. Vous êtes beau, grand, sage et perdu dans votre monde de fourmi. Se promener à vos côtés est un plaisir, même pour une cigale.
Joanna avait raison. Elle semblait réellement apprécier la compagnie de Barry. Ensemble, ils avançaient sur le pavé londonien comme sur une piste de danse, au merveilleux temps du disco quand les partenaires d’une chanson fusionnaient le temps d’une mélodie, sans se préoccuper du qu’en-dira-t-on, des conventions sociales, du noir et du blanc, du plus et du moins. Barry n’était plus ce grand laborantin un peu timide, caché derrière sa blouse blanche et ses lunettes protectrices, mais un fabuleux prince du bitume. Joanna était sa reine des cigales, un arc-en-ciel lumineux, le rythme et le refrain d’un morceau des Bee Gees, de Donna Summer ou des Earth Wind & Fire. Londres devenait une contrée fantastique, où Alice et son ami le lapin côtoyaient Lucy et ses diamants dans le ciel en un mélange de couleurs, de saveurs fruitées et d’odeurs chatoyantes. Oxford Street coulait telle une rivière de fleurs parfumées, le long de ses façades austères et magnifiques, offrant un magnifique contraste entre la stricte Angleterre victorienne et la magie des années psychédéliques. Barry regarda de nouveau Joanna. Il comprit alors pourquoi les cigales existaient dans son univers de fourmi.
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