Frankenfaf
Date 11-05-2015 19:52:54 | Catégorie : Nouvelles confirmées
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Frankenfaf naquit un premier avril, du pari stupide entre un directeur des ressources humaines et un éminent biologiste. Les deux quinquagénaires, passablement éprouvés par la vodka ukrainienne, s’étaient affrontés dans une sorte de controverse stérile sur la conscience et le monde du travail.
Benoit Cartonnaz, fort de ses vingt-cinq années d’expérience dans le management des hommes, la gestion sociale des organisations et le bras de fer avec les syndicats, avait voulu montrer sa science au professeur Glouque, un chercheur mondialement reconnu et surtout largement plus diplômé que lui. — C’est la fonction qui fait l’homme, avait ainsi déclaré Benoit Cartonnaz. — Je ne suis pas d’accord, avait alors objecté le savant, en servant une cinquième tournée à son camarade de comptoir, un gars rencontré par hasard une heure auparavant. — Démontrez-moi le contraire ! L’histoire scientifique ne retiendrait certainement jamais l’argumentaire déployé par le professeur Glouque, pas plus que les objections de Benoit Cartonnaz. Au mieux, un sociologue spécialisé dans les diatribes de bar en aurait enregistré les meilleurs moments, histoire de rire un bon coup avec ses étudiants de doctorat, entre la poire et le fromage. Par contre, les théories en vogue sur l’entreprise du troisième type verrait ses fondamentaux plier sous les conséquences de ce débat contradictoire.
Une bouteille plus tard, Benoit Cartonnaz annonça la couleur : il n’avait pas acheté les arguments du professeur Glouque, trop fumeux selon lui, incompréhensibles pour un manager du secteur privé. Ce fut sa première erreur. — Vous êtes un inculte, Cartonnaz, avait rugi le savant. C’est à cause de gars comme vous que le génial Galilée a été obligé de se rétracter. Vous représentez le conservatisme, les idées reçues d’une caste de mous du bulbe attachés à leurs privilèges mesquins. — C’est bien beau de jouer les vierges effarouchées, Glouque, quand on passe son temps à jouer avec des neurones, à décoller des cervelles, pour des expérimentations inutiles payées par le contribuable. Certes, je n’ai pas décroché un beau diplôme universitaire comme le vôtre mais je suis un être rationnel. Je ne crois que ce que je vois. Vos concepts, érigés en théories à deux balles, me laissent froid. Je veux du concret et non Josiane Balasko me disant au téléphone qu’elle ressemble à Monica Bellucci. Gardez votre salive pour vos boutonneux de laboratoire et les journalistes de « Science & Vie ».
Dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, une telle phrase aurait transformé un vulgaire zinc en ring de boxe. Malheureusement pour l’Humanité et la paix sociale, heureusement pour le patron de l’estaminet en question, le professeur Glouque préféra ne pas ajouter du chaos à l’éthylisme. Il paya sa note et quitta les lieux en proférant un message prophétique : « Je t’en foutrai du concret, moi ! ». Benoit Cartonnaz savoura l’instant, terminant au passage le verre de son adversaire puis sortit à son tour, fier comme Artaban mais un peu chancelant quand même.
Pendant les six mois suivants, seul Benoit Cartonnaz fréquenta de nouveau le bistrot, accompagné de ses fidèles collaborateurs à midi mais généralement seul le soir. Il demanda à plusieurs reprises des nouvelles du professeur Glouque mais personne ne réussit à le renseigner.
Un vendredi soir, Benoit Cartonnaz se montra sur le lieu de sa victoire, aux côtés d’un jeune homme bien habillé. — Tavernier, servez-nous de votre meilleur nectar ! C’est la première semaine de Nicolas. Je veux la fêter dignement. Il le mérite. Benoit Cartonnaz commença alors sa parade, encouragé par une assemblée habituée à ses délires de buveur mondain, aiguillonné par un barman rompu à l’exercice et applaudi par son collègue de travail. Tout l’établissement apprit que ledit Nicolas était chaudement recommandé par le patron de Benoit Cartonnaz, un président-directeur général peu enclin à la rigolade nommé Albert Dupneu. Ce dernier avait demandé à son directeur des ressources humaines d’embaucher Nicolas, frais émoulu des meilleures écoles de management, afin de lui apprendre les fondamentaux du métier. En synthèse, selon Benoit Cartonnaz, Nicolas avait besoin d’un mentor de haut niveau pour ses premiers pas dans l’entreprise où, dixit le Président Dupneu, il allait gravir l’escalier de la réussite. — Nicolas, nous allons leur montrer qui commande dans cette boite de fainéants ! — Oui, Benoit. Je crois qu’il y a de la matière, dans certains services particulièrement. — Avez-vous décelé des poches de guérilla, des repaires de gauchistes ? — Quelques uns. — Lâchez les chevaux ! De qui s’agit-il ? — Je commencerais par la direction du marketing. — Poursuivez ! On est entre nous. Pas de chichis. — D’abord, il y a trop de femmes. Elles représentent un risque à moyen terme, avec leurs enfants passés présents ou futurs. De plus, la productivité du service chute drastiquement à l’approche des vacances scolaires. Les statistiques sont formelles sur ce point ! — A quoi attribuez-vous cette baisse ? — La mini-jupe ! Les collaborateurs mâles se concentrent moins bien, perdent du temps en pause-café et en ronds de jambe. C’est contre-productif !
Benoit Cartonnaz regarda son nouveau collaborateur avec admiration. Visiblement, il n’en revenait pas de trouver dans ce jeune homme un fils spirituel, attaché aux valeurs ancestrales de l’entreprise taylorienne et hiérarchisée. « Il y a de la graine de général chez ce Nicolas ! » pensa-t-il non sans émotion. La suite de la conversation suivit le même schéma, entre analyse approfondie des pratiques professionnelles du personnel et théories du management, le tout à la mode rationnelle, avec force chiffres et indicateurs économiques. Nicolas semblait parfaitement maîtriser les principes de l’économétrie. Il les appliquait à chaque sous-ensemble de l’organisation, allant même jusqu’à l’individu alors disséqué heure par heure, tâche par tâche, en processus et en coûts. La discussion aurait pu durer des heures si le foie de Benoit Cartonnaz n’avait pas finalement sonné la fin des débats. Il paya l’addition et commanda un taxi pour rentrer chez lui. Nicolas, pour sa part, décida de marcher le long du boulevard Voltaire, parce qu’il aimait continuer ses réflexions au grand air.
Un semestre s’écoula. Tous les vendredis soir, les deux collègues se retrouvaient dans le même bar, à décliner des ratios en plans d’action, à décréter des opérations quasi-militaires dans le but d’optimiser la production administrative, de rationnaliser les procédures de travail et de remettre les ressources humaines dans le droit chemin, celui de l’économie de marché, des marges et du compte d’exploitation. Nicolas prenait de plus en plus d’ampleur. Benoit Cartonnaz passait progressivement du statut de leader inspiré à celui de mentor subjugué par son disciple. Vu de loin, il devenait de plus en plus difficile de distinguer le rapport hiérarchique entre les deux hommes.
Une année s’était écoulée depuis la controverse opposant le professeur Glouque et Benoit Cartonnaz. Plus personne dans l’estaminet ne se souvenait de l’épisode. Le savant n’était pas revenu. Au début, les théories avaient fusé sur les raisons d’une telle absence, alors qu’il était un habitué des lieux. Certains invoquaient des travaux d’importance mondiale, d’autres évoquaient le Prix Nobel et beaucoup se contentaient de citer la fatalité et la crise économique.
Petit à petit, les visites de Benoit Cartonnaz se firent rares. A chacune de ses apparitions, il paraissait de plus en plus fatigué, vieux et usé. Par-dessus tout, il ne venait plus avec Nicolas. Le barman avait tenté de savoir pourquoi, au détour d’une tournée de chartreuse verte, mais le client d’habitude volubile avait cédé le pas à l’ivrogne entêté. Son bavardage s’était transformé en mutisme. D’ailleurs, depuis cette fameuse question, Benoit Cartonnaz avait choisi de boire en silence, refusant les compagnons de passage mais acceptant les verres gratuits. La situation avait duré des mois avant que Benoit Cartonnaz fasse défaut à son tour, passant de star du comptoir à souvenir déchu aux yeux des fidèles du zinc.
Un après-midi, un couple entra dans le bistrot où tout avait commencé. L’homme, du genre chevelu à longue mèche et à lunettes d’intellectuel de gauche, commanda deux sodas tandis que sa compagne partit en direction des toilettes pour dames. — Il parait que le professeur Glouque était un habitué de votre établissement, dit-il au barman. — Oui. Cela fait une paye qu’on ne l’a pas vu. Il n’est pas mort au moins ? — Non, rassurez-vous. Il est en pleine forme. — Tant mieux, on se demandait tous ce qu’il devenait. — Il est parti en Russie où il a fait fortune en travaillant pour le gouvernement. — Sans déconner ? — Je vous l’assure. D’ailleurs mon épouse l’a récemment interviewé à Moscou.
La femme arriva point nommé. Son mari décida de la mêler à la conversation, trop fier de trouver un public. — Sais-tu, ma chérie, que monsieur connait également le professeur Glouque, dit-il en désignant le barman. Tu pourrais enrichir ton article. — Pourquoi pas ? Autant ajouter un peu d’humain à la science. Avez-vous une histoire croustillante à me raconter sur Glouque ? — Vous voulez parler de cul ? — De ce qui vous passe par la tête. Que buvait-il chez vous ? — Pas des sodas, ça c’est sûr. — Je sens que vous en savez de bonnes sur lui. — Rien de spécial. C’était un gars gentil. Je ne comprenais pas toujours ce qu’il disait mais il consommait régulièrement, était poli avec le personnel et les autres clients. On l’aimait bien ici. C’était notre chercheur fou. Des tas de rumeurs couraient sur lui. — Pourquoi ? — On disait qu’il creusait dans les cervelles. — En quelque sorte, c’est la vérité. — J’en étais sûr. Est-ce qu’il a créé des créatures du genre Frankenstein ? — Pas loin. Tout dépend de l’angle de vue. — Tu exagères, ma chérie, objecta le mari. — Comment appelles-tu ce qu’il fait en Russie ? Créer le super cadre dirigeant, un gars sans foi ni loi juste préoccupé à prendre les reines de l’entreprise pour la faire progresser, en optimiser le fonctionnement, quelque soit le prix à payer et les gens à sacrifier, est-ce humain ? — Il a répondu à un cahier des charges précis, c’est tout. — Tu plaisantes, j’espère ? Je n’oublierai jamais ses derniers mots : « Ce crétin de Cartonnaz avait raison : c’est la fonction qui fait l’homme ! ». — Et alors ? — Tu n’as pas vu sa tête à ce moment précis. On aurait dit qu’il avait la rage. — Il a quand même eu le Prix Nobel, non ? — Justement. C’est grâce à ses travaux en Russie, démarrés ici en France, qu’il a reçu cette distinction. Je persiste à croire qu’il avait déjà créé un prototype avant de signer avec les Russes. J’irai même plus loin : il l’a certainement testé dans le réel. — C’est interdit, tu le sais bien. — Tu es un grand naïf mon chou.
Le barman reçut une décharge électromagnétique dans son cortex cérébral. Quelque chose se dessinait, telle une mosaïque prenant forme sur un écran géant, à partir de ses souvenirs récents. Il posa la question, celle qu’il ne voulait pas entendre. — Comment s’appelle le modèle russe ? — Nikolaï, dit la femme. C’est même une condition sine qua non à sa mise en œuvre, une sorte de code de lancement imposé par le professeur Glouque. Personne ne sait pourquoi mais il l’a gravé dans le marbre sur chaque contrat gouvernemental. Nous, on préfère son surnom : Frankenfaf.
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