Agenda quantique

Date 03-05-2015 17:10:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Agenda quantique


Personne ne voulait me croire. Ma nouvelle rédactrice en chef, l’ineffable Muriel, une ancienne lanceuse de couteaux tardivement reconvertie dans le domptage de journalistes, nous avait demandé à chacun un article sur la journée de la procrastination. Nous en étions restés comme deux ronds de flanc, même le gros Raymond, un pisseur de lignes spécialisé dans la bouffe rustique, un médaillé chronique aux championnats du monde des pique-assiettes.

Je la voyais pourtant bien venir, ma jolie brunette préférée, avec ses idées un tantinet décalées et son sens de l’improvisation érigé en méthode. Néanmoins, malgré tous ces indices évidents, j’avais balayé mon intuition naturelle et tranquillement continué mes recherches sur des sujets beaucoup plus essentiels à mes yeux. Que le fameux professeur Glouque, un savant parmi les plus célèbres au monde, fût sur le point d’inventer un moteur à ondes gravitationnelles, le moyen tant attendu de voyager dans des contrées inconnues, de dépasser les limites imposées de notre petit monde rabougri, me semblait de première importance.

« Tut tut tut, mon cher Tiburce, il n’y a pas que la science dans la vie ! » m’avait alors répondu ma patronne, avec son beau sourire de fée écossaise.

Au début, j’en avais ri, jaune au demeurant, persuadé de vivre un mauvais rêve éveillé, de connaître une lente descente d’acide, un trip lysergique digne des pires chansons de Billy Ze Kick. Mon cortex cérébral avait alors inventé des dimensions fantastiques, au-delà du temps et de l’espace, juste pour me donner bonne conscience dans mon déni annoncé.

Je m’étais ainsi retrouvé sur le chemin du retour, entre mon confortable bureau à « La Gazette de Palavas les Flots » et ma somptueuse villa sur la plage, soudainement pris dans un embouteillage dantesque. « Je vais encore prendre du retard pour écrire cet article à deux balles ! » avais-je juré intérieurement, avant de voir ma berline allemande s’élever dans les airs, attirée par un étrange cylindre métallique venu de nulle part. Personne ne pourrait imaginer mon effroi, ma crainte de faillir à mon devoir journalistique, à ce moment précis, enchevêtré dans un tourbillon de particules inconnues aux effluves soufrées. Je n’en menais pas large, ne sachant comment il fallait réagir dans un tel déchaînement quantique, devant un phénomène imprévisible, loin des chaudes certitudes de la routine euclidienne et des routes françaises.

Quelques minutes plus tard, toujours assis dans ma voiture, je constatais les dégâts. Nous étions un millier d’innocents, de bons citoyens ordinaires, rassemblés au sein d’un immense garage translucide, à regarder alentour si l’un de nous comprenait quelque chose à ce satané foutoir. Ce fut le moment choisi par nos hôtes célestes pour se manifester. Une voix flutée et cristalline transperça la cuirasse de nos chevaux de métal.
— Habitants de la planète Terre, n’ayez pas peur ! Vous avez été choisis par les producteurs de la chaine privée « Gliese581 Inter-TV ». Il s’agit d’un programme expérimental où vous devrez affronter une douzaine d’épreuves, en équipe, dans des univers différents et des singularités cosmiques.

Je le savais. Muriel n’achèterait jamais mon histoire, trop éloignée de sa forcément sublime journée de la procrastination. Elle me reprocherait probablement une imagination jugée débordante, une tendance à l’excuse boursouflée, une fascination supposée incontrôlable pour le concerto de pipeaux. Aussi me fallait-il réagir, me dégager d’une galère évidente, prendre le risque d’offusquer les officiels de Gliese581 Inter-TV, quitte à finir ma longue carrière de pondeur d’articles dans un déluge d’électrons et d’antimatière.
— Hum hum, commençai-je avec les précautions rhétoriques propres à la diplomatie intergalactique. Je ne parle certes pas au nom de mes congénères homo sapiens, soyez en certains. Cependant, un agenda différent du votre me pousse à refuser, je m’en excuse d’avance, votre fort sympathique invitation. Je sais, une occasion pareille ne se représentera jamais plus dans mon existence. Malheureusement, j’ai d’autres engagements de première urgence et je ne suis pas en avance.

Tout le monde pouvait entendre mon laïus. Notre volumineuse cage de verre semblait diffuser chacun de mes mots dans toutes les oreilles humaines présentes en ces lieux. Des centaines de paires d’yeux me regardaient incrédules, avec l’air du psychothérapeute en face de son premier tueur en série. « Qu’importe le flacon pourvu qu’il y ait l’ivresse ! » me souffla une paire de neurones rebelles. De toute façon, je ne comptais pas sur la discrétion pour me sortir d’une telle situation. Contrairement à mes sinistres collègues de « La Gazette de Palavas les Flots », je ne laissais pas les circonstances se dresser en fatalité, je ne baissais pas les bras au moindre accroc à mon idéale destinée. Moi, Tiburce Dugommeau, symbole du journalisme à l’ancienne, de la lutte pour la vérité, je pensais bien m’affranchir des contraintes imposées par une production audiovisuelle du troisième type, au prix de ma vie si tel en serait le tribut.

Que dire de la suite ? Ou plutôt, comment la raconter ? Muriel, suspicieuse en chef quand on ne lui passait pas ses quatre volontés, m’accuserait de déformer la réalité dans le seul et unique but de ne pas écrire mon article sur la journée de la procrastination. « Galilée lui-même a du se rétracter devant de vieux évêques priapiques. » me rappela mon subconscient, dans un sursaut d’instinct de survie. Néanmoins, malgré la menace à peine voilée d’une mise à l’index, je persisterais dans ma version, ce contact avec une civilisation extra-terrestre de type IV sur l’échelle de Kardashev, ma tentative de controverse et le résultat final. Oui, je l’affirmerais haut et fort, mes deux mois d’absence s’expliquaient par une plongée dans le continuum spatio-temporel, pour un bête jeu télévisé vu par des millions de milliards de têtes d’ampoules.

Muriel me crucifiera peut-être. Ou pas. Qui suis-je pour préjuger des décisions d’un rédacteur en chef plus intéressé par la journée de la procrastination que la science, l’Infiniment Grand et les intelligences supérieures ? Je verrai bien. Dans tous les cas, maintenant je n’ai pas d’autre choix que d’attendre l’année prochaine pour écrire mon article. Le monde s’en remettra. Muriel aussi.




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