Léo " Bernadette et Yolande"
Date 14-04-2015 21:56:06 | Catégorie : Nouvelles confirmées
| "Encore une fois, plus de la moitié du temps, j’étais en stage dans une entreprise de floriculture. Je me suis retrouvé cette fois-ci, égaré, à Moncé-en-Belin, à quelques kilomètres du Mans. Il s’agissait d’un impressionnant établissement horticole. Un grand logement était même à la disposition des nombreux stagiaires qui passaient. Mon maître de stage, monsieur Crusson, était une personne d’une quarantaine d’années, inaccessible. Il avait tout de l’homme riche et pressé. Lorsqu’il passait dans les serres, son parfum précieux et puissant, me paraissait n’être qu’une insulte à mes origines modestes. Monsieur Crusson avait repris l’entreprise de son père. Son épouse était une très jolie femme. Le cliché était presque parfait. Je le pensais surfait. Même si à chaque fois qu’elle me croisait, madame Crusson m’offrait un large sourire ou encore un mot gentil, je devinais qu’elle n’était pas heureuse. Indubitablement, ces gens-là ne me ressemblaient pas. En leur présence, je me sentais n’être qu’un gamin issu du milieu ouvrier. Tout me le faisait ressentir. Mes habits de travailleur et mes mains abîmées me donnaient le sentiment d’être sale, coupable de ma condition. En passant à côté de leurs voitures somptueuses, je me sentais minable. J’aurai voulu ne pas exister.
Ma chambre attenait aux bureaux de l’entreprise. Un soir, une violente dispute éclata entre les deux époux. Je m’étais même demandé si Madame Crusson n’avait pas reçue une gifle… Parfois, aux beaux jours, lorsque je rencontrais inopinément monsieur Crusson, j’avais le sentiment qu’il avait bu plus que de raison.
Dans les serres, le travail était répétitif et ennuyeux au possible et comme partout, les stagiaires n’avaient pas toujours le meilleur rôle. Par exemple, alors que les ouvriers lors des travaux de rempotage à la chaîne s’octroyaient des postes fixes et agréables, les stagiaires devaient prendre en charge tout ce qui était de l’ordre de l’approvisionnement. Alors que la machine emplissait les pots (en terre cuite) de terreau, les ouvriers se contentaient de déposer avec délicatesse les jeunes plants et de les tasser quelque peu. Pour ma part, le plus souvent et sous une chaleur écrasante, je charriais les piles de pots lourds et les plaçais dans la rempoteuse. Ensuite, j’apportais les imposants sacs de terreau et ravitaillais l’insatiable machine. Entre deux, j’avais aussi pour mission d’évacuer les caisses remplies de pots rassasiés. Le travail était ainsi pénible et j’avais constamment le sentiment de n’être qu’un numéro, ou plutôt, de n’être considéré comme n’étant qu’une simple petite unité de main d’œuvre, et très rarement, comme un apprenant que l’on devait former. A la fin de mes journées, le dos broyé et les jambes harassées, il m’arrivait parfois de m’écrouler sur mon lit.
A mes yeux, Bernadette était une employée modèle qui n’était plus qu’à quelques années de la retraite. Elle avait été embauchée du temps de monsieur Crusson père. Aussi, lorsqu’elle évoquait cet homme, elle était infiniment révérencieuse, comme cela devait être courant à une certaine époque. Bernadette, un peu plus lente, n’était plus vraiment dans l’air du temps. J’avais pour elle une tendresse particulière. A mes yeux, elle incarnait la bonté même. Il était évidant, qu’elle n’appréciait guère son nouveau patron, qu’elle avait vu grandir. Elle détestait ses idées modernes et surtout son impassibilité, comme s’il était incapable de se laisser pénétrer par le moindre petit sentiment de compassion ou même, d’attachement. Bernadette n’avait sûrement pas su évoluer et semblait ne plus répondre aux nouvelles exigences drastiques et scandées d’une entreprise qui brutalement, n’était plus familiale. Un jour sans crier gare, elle fut licenciée, je crois, de manière abusive. Une simple lettre. Recommandée. Je me rappelle encore de son émoi, puis du mien. Bernadette habitait dans la rue, face à l’entreprise. Je me souviens qu’un soir, avec une autre stagiaire, elle nous avait invités à prendre le dessert chez elle, en compagnie de son mari. Elle avait tant besoin de parler de cette injustice qui venait de s’abattre sur elle. Les pauvres gens étaient dévastés. Bernadette avait donné sa vie entière à cette entreprise. En remerciement, monsieur Crusson la jeta comme une vulgaire marchandise qui semblait ne plus répondre aux besoins lucratifs d’un effroyable système. Je ne savais pas encore réellement quel métier j’allais bien pouvoir un jour choisir et exercer. Pourtant, j’apprenais. Je comprenais exactement ce à quoi je ne voulais pas ressembler. Ce monde du travail me dégoûtait. Je le trouvais absurde et ignoble.
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En ce mois de juillet 1992, j’étais déjà trop âgé pour repartir en Corse. J’avais 18 ans. Je m’étais alors inscrit pour participer à un camp de vacances pour adolescents dont la destination était la Grèce, avec de nombreuses escales en Italie. Ma sœur Flora m’accompagna. Quelques jolis souvenirs me reviennent. Rome, Florence, Pompéi, mais aussi Naples et Venise. En Grèce, je me souviens parfaitement du site d’Olympie, de l’acropole d’Athènes bien sûr, mais aussi du cap Sounion, de la Péloponnèse, et encore du canal de Corinthe ou des monastères des météores. Peut-être étais-je encore trop jeune pour profiter pleinement de la richesse culturelle d’un tel séjour ? Mais je n’étais pas le seul. Avec mes nouveaux meilleurs amis, conquis le temps d’un seul mois d’été, nous ne recherchions que l’amusement et le plaisir. Nous attendions le soir pour profiter des boîtes de nuit ou abuser de cigarettes. Nous ne nous connaissions que depuis quelques jours seulement, mais déjà nous nous savions inséparables, comme éternellement liés. Notre adolescence nous laissait penser que les nouvelles amitiés constituées, parfois même inopinément, étaient toujours bien plus fortes que les précédentes. Déjà au bout de quelques jours, nous savions que notre séparation inexorablement prédite pour la fin du mois, serait une véritable tragédie. Heureusement, comme à chaque fois, nous nous promettrions juste avant de nous quitter, de toujours nous écrire et de ne jamais nous oublier. Cette promesse nous permettait de survivre à ces incommensurables chagrins, que les adultes bien sûr, étaient incapables de comprendre, ou même de soupçonner. Pour ma sœur et moi, il en était à présent ainsi tous les étés, et bien entendu, nos amitiés singulières et fondamentales se succédaient malgré tout.
Yolande était la directrice du séjour. C’était une retraitée. Sans doute une ancienne prof. Elle n’était pas vraiment méchante, mais comme nous la percevions comme une figure d’autorité et une personne incroyablement âgée, très vite nous la trouvâmes aussi ennuyante qu’une pluie froide de printemps, d’une humeur intransigeante, toujours prête à venir troubler nos joies ou nos ardeurs jouvencelles. Un jour, alors que nous faisions une escale, probablement dans une ville d’Italie, Yolande décida de déplier son lit de camp et de s’octroyer une petite sieste à l’ombre d’un arbre dans l’espoir d’échapper à la chaleur entêtante. Avec quelques amis, nous décidâmes de nous reposer un peu, non loin de là . Lorsque soudain nous aperçûmes une meute de chiens errants commençant à s’approcher de notre base improvisée, une délicieuse idée vint alors à nous traverser l’esprit. Nous nous saisîmes de notre dernier paquet de biscuits et commençâmes à les jeter le plus discrètement possible sous le lit de la directrice profondément endormie. Une quinzaine de chiens rappliqua. Ils étaient moches, sales, et surtout, très maigres. Le plan fonctionna à merveille. Les bêtes se jetèrent brutalement sous le lit de la vieille qui semblait amollie. D’un bond, elle se réveilla, visiblement étourdie et hurla de tout son être. Camouflés derrière un muret, nous étions aux premières loges. Nous étouffions nos rires. Il nous fallut un long moment pour ressortir enfin de notre cachette et nous enfuir au loin. Nous avons passé le reste de notre séjour à imiter les cris perçants de la pauvre femme.
Je me souviens aussi d’un autre soir avec Flora, mais aussi quelques nouveaux compagnons, où nous avions décidé d’approfondir de manière concrète nos savoirs concernant certaines mœurs grecques. L’ouzo était un alcool que nous ne connaissions pas. Lors d’une soirée de quartier libre, lâchés dans je ne sais quelle ville, nous nous résolûmes à acheter une grande bouteille. A notre façon nous décidâmes de célébrer notre prodigieuse découverte. La boisson anisée m’écœurait, mais il était hors de question d’en gaspiller la moindre goutte. Une partie de notre argent de poche avait été dilapidée par l’achat de cet infâme breuvage et surtout, sans doute avais-je voulu devant mes compères ne pas passer pour un dégonflé. J’en avais englouti une très grande quantité, au point qu’à la fin de notre temps imparti de liberté entre adolescents, je ne sus retrouver des idées claires. Alors que les autres tentaient de m’empêcher de rire bêtement et faisaient en sorte de me maintenir droit tout en marchant, je sentais en m’approchant du groupe, des moniteurs et de la directrice, que j’allais perdre la face et me confondre. Flora espérait encore me réduire au silence. Elle n’y parvint malheureusement pas. Soudainement, totalement ivre au bord d’un trottoir, je tombai dans les bras de Yolande juste avant d’éclater en d’incontrôlables sanglots. — Je vous jure que je ne l’ai pas fait exprès. Je ne comprends pas comment c’est arrivé ! Il ne faut surtout pas le dire à mes parents, je ne veux pas rentrer en France ! C’est à cause de l’ouzo ! Ce n’est pas bon l’ouzo ! Je ne recommencerai plus ! Je n’étais pas parvenu à formuler une autre explication et encore moins des excuses plus acceptables. Yolande prit ma tête entre ses mains et m’adressa un tendre sourire et ces quelques paroles. — Ce n’est rien Léo, tu ne dois pas t’en faire. Je ne dirai rien. C’est notre petit secret à tous les deux. Tout le monde nous entourait. Elle éclata de rire. Les animateurs ainsi que les autres jeunes la suivirent. Non, Yolande n’était pas une méchante femme. Je crois même qu’elle était formidable..."
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