Mémoires d'un Enfant des Ages Obscurs, suite 4 :

Date 12-04-2015 12:39:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


« C'est pour déterminer s'il me faut être pressant ou pas avec mes amis, qu'avant de te quitter – et avant que tu ne rejoigne ta classe -, je souhaite te soumettre à un dernier test. Tu vois cet opuscule que j'ai déposé sur le sol il y a un instant ?
- En effet.
- Excellent ! Bien que tu ne t'y sois jamais frotté, je suis certain que tu reconnais le dialecte dans lequel il a été rédigé. N'est-ce pas ?
- C'est facile, c'est du latin. Son titre est : « De Clementia, Citations ».
- C'est exact. Et maintenant, ouvre-le. Choisis une page au hasard, et décrypte-moi ce qui y est calligraphié. ». En formulant cette injonction, j'ai aussitôt culpabilisé. Il était impensable que Nathanÿel réussisse cette performance. Une fois, un Frère m'a confié qu'il lui a fallu deux grosses semaines pour apprendre le latin. Il m'a également confessé que la majorité des détenteurs du Don ingurgitent une langue inconnue en une à quatre semaines. « L'anglais, en une semaine. Sa sémantique est simple. Elle se décode aisément. Le Russe, trois semaines-et-demie m'ont été obligatoires afin d'en percer les plus infimes subtilités », m'a-t-il résumé.
C'est pour ça que j'ai été persuadé que les talents de Nathanÿel ne viendraient pas à bout de ce texte.
« Nero Caesar, institui, ut quodam modo speculi vice fungerer et te tibi ostenderem perventurum ad voluptatem maximam omnium. Ou, si vous préférez : Néron, je vais traiter de la clémence ; je vais faire en quelque-sorte les fonctions d'un miroir, et vous procurer la plus grande de toutes les jouissances, en vous montrant à vous-même. », a-t-il disserté.
J'en suis demeuré sans voix. J'ai observé Nathanÿel avec soin. « Tu sais t'exprimer en latin ? », l'ai-je sollicité après un moment d'hésitation. « C'est incroyable… extraordinaire. Cela ne se peux... », ai-je répété plusieurs fois.
« Rassure-moi ! Tu sais t'exprimer dans cette langue ? Tu la lis couramment depuis longtemps ? Ton père et ta mère en sont des spécialistes ? Ils te l'ont enseigné ? Tu as séjourné au Vatican avec eux peut-être ? ». Un flot d'interrogations a submergé ma conscience. Je n'ai pas pu les endiguer. « Comment ton élocution peut-elle être aussi fluide ? Quel est le professeur qui t'y a initié ? Pour quelle raison ton père et ta mère ont-ils jugé utile que tu l'étudie ?.. Je suis perdu ! ».
J'ai une fois encore fixé Nathanÿel, comme si c'était la première fois que je le voyais. « C'est invraisemblable ! », ai-je pensé. « Si le Don en est la cause, cela peux s'avérer préjudiciable ; autant pour lui que pour son entourage. Il faut que j'intervienne… Je dois téléphoner à sa famille, et urgemment. Je dois prévenir les Frères de la Citadelle Tellurique au plus vite. Dès ce soir… oui, c'est indispensable.
Les mille Dieux d'Austrasia ont été sages de l'autoriser à croiser ma route aujourd'hui. Je n'ose imaginer son itinéraire s'il avait dû se débrouiller seul avec ce fardeau. Il aurait pu se transformer en victime ou en bourreau. Et s'il était tombé sur des individus malintentionnés... ».
Je ne sais combien de minutes j'ai ainsi été pétrifié devant lui. Ce que je sais, par contre, c'est que mon intellect a envisagé des dizaines d'hypothèses. Et elles ont été toutes aussi épouvantables les unes que les autres.
Puis, soudain, la sonnerie annonçant la fin de la récréation m'a réveillé. J'ai sursauté. Je me suis demandé où j'étais ? Quelle heure il était ? Avec qui je m'entretenais ? Et, soudain, tout m'est revenu en mémoire. J'ai vu Nathanÿel qui m'observait attentivement. Un sourire en coin est apparu sur ses lèvres. « Je vous avais averti. », m'a t-il signifié malicieusement. « Non, jusqu’à ce jour, je n'ai jamais employé cette langue. Je ne l'ai jamais lue ; je l'ai jamais utilisée. Pourtant, dès que j'ai posé mon regard sur votre opuscule, c'est comme si ces phrases se sont imposées à moi. Comme si c'est en français que mon cerveau les a assimilé. C'est une sensation bizarre qui s'est produite à plusieurs reprises au cours de ma vie. Pour preuve, il y a près d'un an, ma mère m'a emmenée dans un restaurant Valÿrien où le menu était écrit dans cette langue. Or, il m'a suffi de le parcourir pour le voir en français. Je ne sais ni comment ni pourquoi. C'est comme ça.
Évidemment, j'ai été discret. Je n'ai pas hoqueté de surprise. Ma mère était avec un client Atÿlien. Ils discutaient ensemble à propos d'une propriété de vingt-deux millions d'euros non loin de Cannes. Je me suis donc tu. Et j'ai poursuivi mon repas sous l’œil inquisiteur de celle-ci qui était irritée d'avoir été obligée de me garder auprès d'elle ce soir-là.
- Ahurissant », ai-je dis. « Je conçois mieux pour quelle raison tu t'isole continuellement. Ce ne dois pas être simple. Entre un père et une mère qui ne s'occupent pas de toi, et qui ne voient en toi qu'un dégénéré ; et des camarades qui se rient sans cesse de toi… Effectivement, le Destin ne t'a pas fait de cadeau. Je me répète : je suis convaincu que tu n'es pas à ta place ici. Il n'y a qu'à la Citadelle Tellurique où tu seras en sécurité ; avec des gens comme toi. Et je vais m'employer à ce que tu puisse y postuler une fois tes examens de fin d'année terminés. ».
J'ai récupéré mon opuscule, que j'ai immédiatement logé dans la poche intérieure de mon veston. Tout en me relevant, je lui ai tendu ses « Misérables ». J'ai entendu les os de mes genoux craquer. Converser accroupi près de d'un-quart d'heure n'a pas été commode. J'ai donc fait deux ou trois brefs allers-retours afin de les dégourdir. Des fourmillements ont envahi mes mollets. Nathanÿel m'a escorté du regard. Lui-même s'est redressé, a entrebâillé son cartable, y a enfourné son livre avec précaution. Il a resserré les boucles qui le maintenaient fermé. Il l'a jeté sur son épaule. « Je joins tes parents au plus tôt », ai-je réitéré en le voyant s’apprêter. « J'appelle aussi mes amis de la Citadelle Tellurique. Ils vont pour m'indiquer la procédure à suivre pour que tu y sois admis en Septembre. Et je te tiens informé du déroulement des événements. 
- Merci, Maître Anthelme. Je ne vous décevrai pas », a t-il répliqué d'un ton enjoué. Ses pupilles se sont mises à briller. Ses joues se sont colorées. Les veinules qui les parsemaient ont pris une teinte violacée. Et l'une d'elles à palpité nerveusement.
Il a ensuite pivoté, prêt à s'élancer. Il a avancé en direction de l'ouverture se discernant à l'autre bout du préau. Elle conduisait aux escaliers permettant d'accéder aux salles de classe. Déjà, d'ailleurs, nombre d'élèves s'y dirigeaient « J'ai pris note de tes prémonitions », ai-je ajouté avant qu'il ne s'éloigne. Il s'est alors immobilisé. Il n'a pas changé de position. Mais j'ai senti qu'il avait toute mon attention.
« Je n'oublie pas tes déclarations sur ce qui va advenir, selon toi, dans les prochaines heures. Le fait que, d'après toi, je ne vais pas rapidement atteindre un membre de ta famille. Le fait que ma vision de l'enfant que tu es va bientôt bouleversée mon existence. D'une certaine manière, c'est déjà le cas. Néanmoins, je ne suis pas résolu à me laisser influencer par ton Don. Compris ?
- Oui, Maître.



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