Le Meurtre de l'Anophèle
Date 17-03-2015 23:28:38 | Catégorie : Nouvelles confirmées
| « Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé » (Gérard de Nerval, El Desdichado)
La décision de supprimer ma femme ne fut pas difficile à prendre. Ce fut un réflexe de la pensée. Un mouvement naturel des cellules cérébrales, semblable à celui qui nous fait tuer le moustique qui vient nous piquer dans notre sommeil. Mon épouse était d'ailleurs, sinon un moustique, du moins quelque chose qui en avait les caractéristiques principales. Vous trouverez dans l'Encyclopédie sa description, dont je vous cite ici, en substance, le passage le plus important. " MOUSTIQUE. Insecte diptère à abdomen allongé et à longues pattes fragiles, dont la femelle pique la peau de l'homme pour se nourrir de son sang. " La ressemblance était si frappante entre l'" insecte diptère " et celle avec qui je couchais, que bien que cette dernière se nommât Betty, je l'appelais dans l'intimité, Anophèle. Je crois qu'elle aimait ce surnom, mais je ne suis pas sûr si c'était à cause du fait qu'elle en ignorait l'origine, ou parce qu'elle le trouvait poétique - rimant avec " Elle ", le pronom qu'elle affectionnait le plus. Vous vous demandez certainement pourquoi je l'avais épousée ? Là n'est pas la question, mais la réponse est ici : j'étais très jeune, et, si je peux en la circonstance, me permettre de le dire : je devais être " piqué ". J'ai déclaré, plus haut, que la dite décision de me débarrasser de ma femme ne fut pas difficile à prendre, toutefois, je dois préciser à ce stade de mon récit, qu'elle ne fut pas aisée. Avant d'en arriver au point où la perspective de refroidir Betty me laissât froid, je dus contempler mille fois ce forfait sans pouvoir y faire face. L'aspect inhumain que présente l'acte d'ôter la vie à une personne innocente et non avertie retint longtemps mon bras. Mais la raison m'aida à surmonter mes scrupules. Une fois ma décision prise, la profonde sérénité que je ressentis me confirma dans mes desseins meurtriers, et scella à jamais le sort de ma victime. Tout ce qui suivit ne fut alors qu'une succession d'actions et de réactions de ma part, sans qu'il ne me vînt jamais à l'esprit d'en douter, ni d'en juger la valeur morale. Dès lors, je m'abandonnai totalement à mon projet. Chacune de mes réflexions n'appartint plus qu'à la mise sur pied d'un plan qui me permît, non seulement de commettre un meurtre, mais d'échapper à la justice. Nuit et jour, je réfléchis au moyen d'assassiner Betty en toute sûreté, et impunité… Après des mois d'études et de recherches, je crus venu le moment d'y renoncer, attendu que la seule méthode qui pût selon mes conclusions, me permettre de tuer Anophèle sans me compromettre, était au dessus de mes forces car il s'agissait là , non plus de trancher une vie, mais tous les membres qui en était dotés, afin de les disperser dans la nature. J'avais appris cette technique en lisant la biographie d'un serial killer dont la devise était : " Pas de corps, pas de crime ". Le procédé s'avérait être, malheureusement pour moi, trop difficile. Cela exigeait, après avoir tué sa proie, de lui couper la gorge, et effectuer sur elle d'autres incisions en divers endroits. Ensuite, il était nécessaire de pendre le corps par les pieds afin de le drainer de son sang avant de procéder à son démembrement. Les morceaux récupérés étaient ensuite enveloppés dans des sacs en plastique, et jetés séparément dans différents dépôts d'ordures. La procédure était risquée et compliquée à l'excès pour une personne agissant seule, dans son appartement, au cœur de New York. S'il me fallait engager une personne qualifiée pour m'assister dans ce travail, je courais le danger de me retrouver avec un maître chanteur sur le dos jusqu'à la fin de mes jours ; et il n'était même pas dit, qu'après m'avoir fait chanter, il n'allât pas se mettre à table avec la police. Dans ce cas, à risques égaux, il était plus simple de m'adresser à un tueur professionnel qui m'eût au moins épargné mes efforts. Je devais donc agir seul ! Mais " seul ", la tâche était impossible. Un mari, dans le cas du meurtre de sa femme, est toujours le suspect numéro un aux yeux des enquêteurs, à moins d'avoir un alibi inattaquable. Or, l'unique alibi qui en fût vraiment un, exigeait que je fusse en deux endroits différents au même instant !... J'étais bloqué ! Pendant des mois, je séchai. Le sort m'avait joué un vilain tour… C'est alors que je fis la connaissance de Jason Burke. Notre rencontre fut le miracle que j'attendais… Jason allait être celui qui devait me fournir la possibilité d'agir seul dans le meurtre de l'Anophèle, aussi contradictoire que cela puisse vous paraître à ce niveau du récit. Pour commencer par le commencement, je vis Jason pour la première fois dans un diner où j'allais souvent prendre un café. Ce petit établissement au nom pompeux de Ritz, était situé à l'angle de la Première Avenue et de la soixante-deuxième rue dans laquelle j'habitais, et qu'engloutissait, chaque jour aux heures de pointe, un flot de voitures débordant du pont reliant le bourg de Queens à celui Manhattan. Selon mon habitude, j'étais assis à une table près d'une des nombreuses fenêtres, plongé dans mes pensées criminelles, battues mais vivantes. « Pardon… Excusez-moi… Vous permettez que je m'asseye ?... » « Il » était debout devant moi. La chemise sale et trouée qu'il portait, ses jeans poussiéreux et délavés, ainsi que la propreté douteuse de sa personne, me fit immédiatement tiquer. Ne voulant pas attirer l'attention, je me contentais de baisser la tête sans répondre. Il répéta sa demande. Je levai les yeux. En voyant son visage, je restai sans voix. J'avais compris la raison qui lui avait donné l'audace de m'aborder, et cette raison m'avait coupé la parole. J'avais en face de moi : MOI ! « La ressemblance est vraiment frappante, n'est-ce pas ? me dit l'inconnu, prenant place à ma table. Je vous ai remarqué, tout de suite en entrant ! Je me nomme Jason Burke. Vous pouvez m'appeler Jason. » Je n'avais pas encore recouvré l'usage de la parole, mais mon cerveau fonctionnait. Si j'avais eu un frère jumeau, sa physionomie n'eût pas présenté une similitude plus géométriquement exacte avec la mienne, que celle de cet homme qui tombait du ciel. Il avait la même taille que moi (environ un mètre quatre-vingt). Le même corps mince, doté de muscles longs, épargnés par les altères utilisés de nos jours par tous les jeunes new yorkais. Et surtout, il avait la même tête ! Il peignait ses cheveux noirs, en arrière, exactement comme je le faisais. Ses yeux bleus avaient l'intensité froide que j'avais souvent remarquée dans ma glace. Son nez était peut-être plus fin que le mien, mais il eût fallu l'observer comme j'étais en train de le faire, pour s'en rendre compte. Sa bouche était trop grande, une légère imperfection compensée par trente-deux dents blanches et saines. Bref ! En le regardant, j'aurais pu me raser la barbe, sans miroir. Toutefois, revenu de mon étonnement, ce ne fut pas à cette innocente activité que je songeai, mais à l'acte coupable qui n'avait cessé de m'obséder. Je dus faire un gros effort pour ne pas déballer mon secret devant celui qui me ressemblait comme un frère. « Vous pouvez m'appeler John, finis-je par dire, usant de sa formule pour éviter de lui donner mon nom. - Enchanté. J'espère que je ne vous dérange pas, mais vraiment, je n'ai pas pu m'empêcher… - Je comprends bien. - Pensez-vous qu'il y ait une raison, disons… spéciale,… pour expliquer… - Quoi ? Des jumeaux séparés à la naissance ? - Oui… Non ! Je pense que je l'aurais senti… Et vous ? Que pensez-vous ? - Rien. » Je ne savais pas si Jason se rendait compte de mon malaise. Il continua de bavarder, et je lui renvoyais la balle sans ardeur. S'il avait pu deviner ce qui se passait en moi, il eût compris que mon manque d'enthousiasme était en quelque sorte, une façon de prendre mon élan, de reculer pour mieux sauter. Je me sentais irrésistiblement attiré par l'idée de m'en faire un allié, et l'esprit précisément envahi par lui, j'étais distrait et n'arrivais pas à me concentrer sur sa présence. C'était le cas de " l'arbre cachant la forêt ". Le moment fut enfin venu de prendre congé, ou bien de choisir d'essayer d'en apprendre plus sur lui. Je l'avais déjà jugé intelligent et d'une nature plus ouverte que la mienne. Ses vieux vêtements et sa malpropreté m'indiquaient aussi qu'il devait être sans domicile fixe. Ce dernier détail était encourageant. Je ne savais pas encore ce que je lui voulais mais le fait qu'il ne semblât pas avoir de famille me plaisait. Avant de rencontrer Jason, j'avais eu le loisir de m'interroger longuement sur les motivations qui me poussaient à vouloir tuer Betty. Ce que j'avais découvert en questionnant mon subconscient, m'avait frappé. Le meurtre de Betty n'avait plus de raison d'être, sinon d'être la raison de mon désir inébranlable d'exécuter la décision que j'avais prise. Ma conduite était semblable à celle d'une personne désirant respecter la promesse sacrée faite à un mourant qui n'avait pas eu l'avantage de mourir. Une promesse était une promesse ! Or, le temps coulait rapidement, et je devais agir vite ! Betty avait de l'intuition. Récemment elle avait fait allusion à mon étrange comportement envers elle, et menacé - discrètement - de me quitter si je ne lui démontrais pas tendrement le contraire de ce que son instinct lui affirmait. Anophèle était prête, donc, à s'envoler ; je devais me dépêcher si je désirais honorer le serment que je m'étais fait. Ainsi, lorsque Jason se leva, je m'empressai de dire : « Attendez ! Ne partez pas ! S'il vous plaît ! Asseyez-vous. » Les dés étaient jetés. J'avais encore une fois pris une décision vitale. Jason allait devenir mon complice. En un éclair, j'avais revu les dangers d'introduire une tierce personne dans mon affaire, mais les avais écartés à la même vitesse. J'étais arrivé à me convaincre que Jason n'était pas une " tierce personne " puisqu'il était moi. Je n'étais d'ailleurs pas loin de la vérité ! Notre ressemblance avait créé immédiatement un lien nous cimentant, et fait de deux individus, une seule personne. Poussé par la nécessité d'agir rapidement, je me laissai abuser par cette dernière croyance, et l'idée que Jason pût me faire chanter, disparut. Grâce à lui, je pouvais supprimer Betty en plein jour, en pleine vue, puisque j'avais maintenant la possibilité d'être en deux endroits à la même seconde. J'étais soulagé qu'il ne fût plus question d'avoir à la démembrer, selon le principe " pas de corps, pas de crime ". Lorsque Jason reprit sa place en face de moi, je n'avais qu'un but : lui inspirer suffisamment de confiance et d'intérêt pour obtenir de lui, sans éveiller sa méfiance, qu'il acceptât de me revoir. « Vous prenez quelque chose ? - Un café. » Je fis signe au garçon et passai la commande. Quand ce dernier posa la tasse en face de Jason, je levai la mienne. « Fraternité ! - Fraternité ! » Plus tard, Jason, non seulement me dit qu'il serait ravi de me revoir, mais entre-temps, il m'en avait appris un peu plus sur lui. Il avait, comme on dit ici, " fait plusieurs fois le tour du pâté de maison ". Il en avait fait aussi le trottoir. C'était un drug abuser. Il avait connu la taule pour un tas de légitimes raisons. Ces détails de sa biographie était suffisamment encourageants pour que je me promisse de faire accélérer les événements à notre premier rendez-vous. Ce rendez-vous eut lieu dans un petit bar de Greenwich Village. J'étais préparé pour notre rencontre, comme un boxeur pour un championnat du monde. J'avais réfléchi à tout ce que je devais faire, ou défaire s'il s'avérait que mon frère me créât des difficultés. Nous nous installâmes dans un coin de la salle, loin du comptoir. Jason avait son air habituel (qui m'était familier), mais paraissait beaucoup moins humble qu'à son habitude. Il commanda une bière au garçon. Je dis simplement : « Whisky. » Après que Jason eut entamé sa bière, j'entamai le sujet : « Je voulais vous voir parce que j'ai une proposition à vous faire. Êtes-vous disposé à l'entendre ? - Si vous désirez coucher avec moi, pas besoin de faire tant de mystères. - Je vous ai demandé si vous étiez disposé à entendre ma proposition. Décidez-vous. - Offrez-moi d'abord, une autre bière. » Je m'exécutai sans protester, et j'en profitai pour commander un second whisky. Quand nous fûmes parés, chacun de son côté, pour nous faire face, je dis : « Ma proposition est confidentielle. Vous devez me promettre, si vous la refusez, de l'oublier, et de m'oublier également quand vous sortirez d'ici. - C'est d'accord. Mais… juste au cas où il me faudrait sortir d'ici frappé d'amnésie, puisque j'y pense maintenant… ne pourriez-vous pas… enfin, je suis un peu gêné en ce moment… » Le petit frère n'avait pas tardé à montrer une de ses trente-deux quenottes blanches. Cela ne m'étonna guère. J'avais tout prévu. Sa demande obscène faisait partie des éventualités que j'avais considérées avant de venir. J'ouvris mon portefeuille et l'en vidai de son contenu. « Soixante dollars. C'est tout ce que j'ai. - Ça ira. » La demande du voyou me sonnait l'alerte. Peut-être valait-il mieux lever les rames et mettre les voiles. Je vidai mon verre pour m'éclairer les idées. Je ne pouvais plus retarder mes desseins ! Le temps passait en m'enlaçant, et menaçait de me tirer vers le néant de l'inaction. L'exigence de Jason n'était qu'une mesquinerie. Je ne pouvais même pas l'en blâmer. Il était dans la dèche. J'aurais dû y penser et de moi-même lui offrir l'argent. S'il avait été plus gourmand, j'aurais eu là une raison de le plaquer, mais sa demande était trop pitoyable pour lui donner de l'importance. Il y avait aussi la ressemblance ! Il fallait tenir compte de cette ressemblance unique. La probabilité pour que je tombe sur une chance pareille était nulle. Je pris, une fois de plus, ma décision. « Jason, je veux tuer ma femme… - Et alors ? - Alors, combien voulez-vous pour être mon alibi ? - Continue ! Tu m'intéresses ! - J'ai fini. - Eh ben ! Au moins t'es rapide ! C'est bon. Tu veux savoir combien pour ton alibi ? Ça dépend… - De quoi ? Demandai-je, faisant semblant de ne pas avoir compris. - De celui qui se salira les mains : le mari ou l'Alibi ? » Je me réjouis intérieurement de sa réponse. Elle me confirmait son intelligence, et surtout, m'offrait le choix, avantage important. Il y avait, je l'avais conçu - et Jason, deviné -, deux façons d'agir pour me constituer un alibi infaillible. Elles étaient, non seulement connues, mais plusieurs auteurs de romans policiers en avaient déjà utilisé le principe. Dans le premier cas, pendant que je " m'occupais " d'Anophèle, Jason, grâce à notre ressemblance, se ferait passer pour moi, et, à des kilomètres du lieu du crime, devait s'arranger pour se faire remarquer par d'involontaires témoins. Le deuxième cas était l'inverse du précédent : Jason tuait Betty, et moi, jouant mon propre rôle, créais mon alibi. Ce que Jason n'avait pas deviné, c'était que j'avais découvert une troisième méthode. Une méthode que l'on appelle : " Le Crime Parfait ". Mon complice devait - sans le savoir - m'aider dans cette tâche. Son comportement m’avait indiqué, qu'en plus de sa ressemblance physique avec moi, il raisonnait de la même manière. Je m'en félicitai. Cela me permettait de prévenir ses réactions et ainsi, d'agir en conséquence pour provoquer en lui celles que je désirais qu'il eût. Donc, je lui répondis : « Laquelle préférez-vous ? Je vous laisse libre. - La plus logique. L' " Alibi " ne peut être en même temps l'Assassin. » J'étais heureux qu'il le vît ainsi. Sans hésiter, je dis : « Vous désirez donc que je m'en occupe moi-même ? - Oui. - Vous avez raison. D'ailleurs, si c'était vous qui faisiez le travail, notre ressemblance ne servirait pas à grand chose. - En effet. Un tueur à gages ferait tout aussi bien l'affaire. - En parlant de gages, quels sont les vôtres ? - Pour toi, p'tit frère ! Pas de gages. Je ne désire que ta reconnaissance. - Une reconnaissance qui se monte à combien ? - Soixante ! - Cela semble être votre nombre porte bonheur. - Mille ! Soixante mille. » J'acceptai sans hésiter pour lui montrer que j'étais sérieux et que j'avais les moyens de l'être. Il eut un sourire content, et en dedans, j'eus le même sourire. Décidément, notre ressemblance était frappante. « Il va sans dire que je veux le cash d'avance. - C'est normal. Mais je n'aime pas me balader dans la rue avec une telle somme. J'ai un coffre chez moi. Venez après-demain ! Ma femme part en voyage d'affaire pour trois jours. Je pourrais vous remettre… ce qui est convenu, et nous pourrions peut-être aussi… faire plus ample… connaissance. » Je ne sais pas si ce fut la perspective de voir mon coffre ou mon cul qui fit briller ses yeux. Il acquiesça sans hésitation. Je lui donnai mon adresse et lui fixai l'heure à laquelle il devait s'y rendre. « Nous mettrons également sur pied les détails de votre rôle, ajoutai-je, et déciderons de la date…. Pour le reste, moins vous en saurez… mieux ça vaudra… » Jason hocha la tête. Il commanda une bière. Il but directement au goulot. Quand il posa finalement la bouteille vide sur la table, il dit : « À bientôt ! » Les trois coups frappés à la porte me firent sursauter. « C'est lui ! » me dis-je. Je consultai mon bracelet-montre. Il était à l'heure. Tout était calme. Il faisait chaud. Cela m'arrangeait ; cette haute température pourrait expliquer mes sueurs froides s'il lui arrivait de les apercevoir. La sueur c'est de la sueur, quelque en soit la source. Je refermai soigneusement la porte de la chambre à coucher, y laissant le souvenir de l'instant précédent qui avait expiré. Je devais aller ouvrir à Jason. Ouvrir une porte ; fermer une autre. Il me semblait vivre comme un rat dans un laboratoire. Un rat dont l'existence était limité par des portes dont il fallait franchir le pas dans un sens ou dans un autre. La dernière porte était la porte de sortie, celle qui m'eût sauvé si elle n'eût été en même temps la porte d'entrée. D'ailleurs, qu'on entre ou qu'on sorte, dans la vie, on se retrouve toujours au même endroit. J'ouvris. Une légère odeur de fumé alerta mes narines. Venait-elle de la chambre à coucher ? Jason tenait une cigarette entre les doigts. J'en fus soulagé. « Vous fumez ? dis-je. - Hello ! répondit-il sans me répondre. Je peux entrer ? - Bien sûr. » Il s'arrêta devant moi. Il me fit un léger " chest bump ". « C'est chez toi ? - Oui. - C'est pas mal. Ta femme est partie ? - Oui. - En voyage ? - Oui. - Pour trois jours ? - Oui. - Tu en es sûr ? - Entrez donc et cessez de poser des questions inutiles. J'ai tout arrangé comme je vous l'ai dit avant-hier. » Jason Burke traversa la salle à manger qui s'étendait entre le vestibule et le salon. Il s'arrêta devant les deux marches, frontière " architecturale " qui séparait les deux pièces. « Ça sent la fumée, dit-il. - C'est votre cigarette, idiot ! » Je rougis de l'avoir appelé d'un mot si intime. « Asseyez-vous sur le sofa, dis-je, amolli par mon embarras. Je vais vous apporter un cendrier. » J'allai jusqu'à la table de la salle à manger, m'emparer d'un morceau de roche volcanique que Betty avait acheté je ne sais où. Le creux en son milieu le faisait ressembler à un cendrier. « Tenez !... Utilisez cela… » Il me demanda si j'avais de la bière. Soudain, j'eus pitié de lui, pitié de moi. Sous ses vieux vêtements, c'était toujours moi que je voyais, et dans sa poitrine, c'était mon cœur que je sentais battre. Je m'essuyai le front du revers de la main. Je me rendis à la cuisine, située à gauche du vestibule. Je revins avec des verres et une bouteille d'un litre. « Débouchez, laissai-je tomber. - Comme vous voulez. » Son tutoiement n'était pas constant. Il me disait tu quand il voulait. J'aurais désiré pouvoir aussi le tutoyer mais je ne voyais entre nous que des rapports d'affaires. « Voici vos instructions, dis-je sur un ton solennel, en m'installant en face de lui sur un pouf. » Il fit un geste de la main que je ne compris pas, et, incapable de l'interpréter, je l'ignorai. «Au jour et à l'heure que je vous indiquerai plus tard, vous vous rendrez…» Il me coupa. « Non ! Non ! Pas la peine ! Je ne marche plus ! » Il but avidement à son verre, sa pomme d'Adam montant et descendant rapidement dans sa gorge. Cette fois, j'avais pigé, mais je voulais m'en assurer. « Expliquez-vous ! - Je ne marche plus, c'est tout. Je n'ai rien à expliquer. C'est tout vu ! Vous pouvez faire votre lessive tout seul. » Mon cœur fit un bond. De joie ! La providence m'aidait encore une fois. Il avait changé d'avis et il avait peur de me l'avouer. Il me croyait en colère. Il était nerveux. Il ne pouvait évidemment pas savoir que sa décision simplifiait les choses. Tout pouvait finir à l'instant ! Je me mordis les lèvres pour ne pas éclater de rire. Il me voyait furieux quand j'exultais. « Après tout, j'ai bien le droit de changer d'avis, non ? - Pourquoi ne pas me l'avoir dit dès le début ? Au café. - Je ne sais pas. Je pense que j'avais envie de vous revoir. - C'est malin ! - Vous allez vraiment tuer votre femme ? - Ne parlons plus de cela ! Pourquoi êtes-vous donc venu ? - Je ne voulais pas passer pour un salaud. - Admettons. Vous êtes sûr de ne pas vouloir changer d'avis ? - Oui. - Dans ce cas, partez ! Tirez-vous ! Foutez le camp ! » Jason était déconfit. Il s'agitait sur le sofa. Il vida son verre avec urgence. Il ne semblait pas se décider à partir et moi, je n'étais pas prêt de le laisser s'en aller. J'espérais ne pas me tromper sur ses intentions, sinon il m'eût fallu trouver une excuse pour le retenir s'il lui venait à l'esprit d'obéir à mon injonction. Il demeurait assis. Je le fixais silencieusement. Qui était Jason Burke ? Un être perdu ? Un désaxé ? Un autre insecte diptère ? Une forme primitive de vie ? Un fragment d'existence ? Un microbe ? Un virus ? Jason Burke, c'était moi ! Il me fixait également. Voyait-il en moi, ce que je lisais en lui ? Qui des deux était la réflexion de l'autre ? J'eus soudain l'impulsion de le laisser partir. S'échapper. M'échapper. Je voulais le prendre au collet et le jeter dehors ! Ce noble geste m'eût coûté trop cher. L'épargner, c'était me perdre ! Je me levai et allai m'asseoir à côté de lui. « Jason, es-tu venu parce que tu as envie, ou besoin, de moi ? » Je déposai un tas de billets de cent dollars, sur la table basse devant le sofa. « Tiens, Prends. - C'est pour quoi ? - Pour rien. » Allait-il se saisir de l'argent placé sous ses yeux ? Ou, allait-il se lever ? Sauver sa vie ? Je l'observais. Je sentais sur mes lèvres un léger sourire curieux. Il se tourna vers moi. « J'en ai besoin… - Je sais. - Mais je ne peux pas t'aider. Tu comprends ? - Tu m'as aidé plus que tu ne peux l'imaginer… - Mais !... - Tais-toi ! Prends le fric… » Jason se pencha vers la table basse… Il m'était désormais impossible de le sauver… Betty était allongée sur le lit. De son corps coulait mon sang. Le sang dont elle s'était nourrie et qu'elle me rendait par ses veines trouées, à travers ses blessures. Un sang maintenant inutilisable. Le sang de l'Anophèle. Elle avait les yeux ouverts. Image de la mort encore mélangée à la vie. Figé dans son regard éteint, l'échéance finale ! Je lui fermai les paupières. J'allai ensuite ouvrir la fenêtre. L'odeur de la poudre et la fumée me donnaient mal au cœur. J'avais presque autant de mal à respirer que la morte. Je sortis de nouveau de la chambre. Cette fois-ci, je ne me donnai pas la peine d'en refermer la porte. Je marchai en titubant dans l'étroit couloir sombre qui menait au salon. Je réalisai que des larmes m'aveuglaient. Quand je revins dans la pièce, je m'assis sur le vieux pouf. L'émotion qui m'emplissait était une chose que je n'avais pas prévue. Je m'en voulus pour cela. Il n'eût pas été difficile de le deviner. Lorsqu'on tire sur la longue chaîne de molécules qu'est l'être illusoire que nous sommes, tous ses anneaux en sont affectés d'une façon ou d'une autre. Mes larmes n’étaient qu'un phénomène physique sans rapport avec les sentiments. Les assassins pleurent souvent ; toujours ; ce n'est pas sur leur victimes qu'ils pleurent, ni sur ceux que leur action affectera ; ils pleurent comme ils pissent, leur corps ayant besoin de se soulager… Ce n'est pas la peine que je m'attarde dans ce récit, sur ce détail, car il n'a pas de signification profonde, à mon sens. Je regardai Jason, assis sur le sofa. Il tenait le revolver que j'avais placé dans sa main. L'arme du crime. L'arme de mon suicide… Je me demandai si je ne devrais pas écrire une note. Cela se fait dans les suicides. Je décidai que c'était une bonne idée…
FIN
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