Léo "Sandrine"

Date 11-03-2015 08:14:09 | Catégorie : Nouvelles confirmées


"Par le biais de son nouvel établissement scolaire et de sa formation professionnelle, mon idiot de frère était en train de se raccrocher à sa scolarité, et finalement, à l’instar de la devise des Maisons Familiales Rurales, de « Réussir autrement ».
Bientôt, mes parents ne cessèrent de me le citer en exemple.
- « Tu vois Léo, Kamel lui, et bien il s’en sort à présent ! Je te jure que si tu continues comme ça, tu iras aussi en pension ! ».
Voilà ce que fut le chantage de mes parents pendant presque un an.
Lorsque cette menace était proférée le weekend, Kamel s’approchait discrètement de moi et me disait.
- « Mais putain, vas-y en pension, tu vas t’éclater là-bas, casse-toi d’ici et ils ne te feront plus chier ! »
Avec ce que je vivais au collège depuis bientôt presque quatre ans, je n’osais pas imaginer ma vie dans un pensionnat, humilié et sous les brimades, et ceci, cinq jours sur sept. J’étais bien sûr terrifié à l’idée de quitter le domicile familial, même s’il était vrai que l’atmosphère qui y régnait me pesait de plus en plus lourdement.

Tous les soirs et les week-ends, je passais une grande partie de mon temps dans ma chambre, avec mon chat. J’écoutais la radio et principalement de la variété française. Je recherchais essentiellement des textes sombres et mélancoliques. En fait, j’étais fasciné par la capacité de mes artistes préférés à pouvoir exprimer, la peine à être et la tristesse. Ils arrivaient à raconter et à magnifier ce que j’étais bien incapable d’exprimer : le chagrin d’exister.
Je crois que c’est cette année-là que j’ai commencé à écrire des poèmes. Alors que je n’avais aucune aptitude pour l’écriture et surtout que mes difficultés orthographiques me limitaient cruellement, ces moments de création étaient devenus pour moi comme un exutoire à ma douleur.
En vers et en rimes, je vomissais ma vie et recrachais ma peine. Je n’avais alors qu’une inspiration débordante, mais concrètement, aucun art pour pouvoir la transmettre aisément.
Pourtant, je n’ai jamais réellement cessé d’écrire.
Alors qu’au collège, mes professeurs s’évertuaient encore inlassablement à me rabâcher leurs mêmes cours de la manière la plus ennuyeuse possible, je dissimulais sous mes classeurs des trésors. A l’abri de tous les regards et sur des lambeaux de papier, infatigablement, je gribouillais des vers et me prenais parfois pour un poète maudit.
Sandrine, elle, n’était pas tout à fait une élève de ma classe. Je la connaissais à peine. Nous nous retrouvions ensemble seulement pour les cours d’allemand. Ce jour-là, alors que je vaquais à mes improbables poésies et que la voix de madame Paugame vibrait fébrilement dans le bourdonnement de la classe, je remarquai que je n’étais pas le seul à ne rien suivre du dernier cours de notre journée.
Posé sur ses genoux, Sandrine lisait d’un air transparent son magazine « Jeune et Jolie ». Elle semblait seule et absente. Mon regard se dévoila probablement de manière un peu trop indiscrète. Se sentant sans doute persécutée, elle releva vivement la tête et m’invectiva :
- « Connard, tu n’as rien d’autre à foutre qu’à me regarder ? Tu veux ma photo, espèce d’abruti ?! »
Je restai immobile, complètement sidéré et intimidé.
- « Euh non…enfin, si… »
Je déviai aussitôt mon regard et ne compris rien à ce qui venait de se produire.

Le lendemain matin, en arrivant au collège, nous apprîmes le suicide de Sandrine. La veille, de retour chez elle, aux alentours de dix-huit heures, elle s’était tirée une balle en pleine tête avec le fusil de chasse de son père.
Je fus totalement anéanti par la nouvelle.
Comment était-il possible de lire un magazine de mode à seize heures et de se suicider à dix-huit heures ?
Jamais auparavant, je n’avais été confronté à la mort.
Etais-je la dernière personne à lui avoir parlé ?
N’aurai-je pu faire en sorte que les choses se passent autrement ?
Ce jour froid et gris, je suis resté longtemps assis, seul, sur un banc dans la cours du collège. Je sentais la culpabilité m’envahir, tout en laissant grandir mes sentiments irrationnels de colère et de haine à l’égard du monde des adultes, indiffèrent et lâche, qui n’avait rien vu venir.
J’appris un peu plus tard que la mère de Sandrine était décédée deux ans auparavant. Depuis, chaque matin, avant de rejoindre le collège, l’adolescente ne pouvait s’empêcher de se rendre au cimetière pour se recueillir sur la tombe de sa mère. Son père, lui, depuis le drame, n’était plus que l’ombre de lui-même, un fantôme.
J’étais effondré et en même temps, je me demandais si mon chagrin était légitime.
Sans aucun jugement, j’aurais tant voulu revenir en arrière pour lui crier que la vie ne peut se terminer à quatorze ans.
Sans en être certain moi-même, j’aurai aimé lui dire que tout était encore possible et qu’au fond, rien n’était vraiment joué.
Ce suicide me hanta des années durant.
Je ne connaissais pas beaucoup Sandrine et pourtant, je me souviens précisément du moment où je me suis juré de ne jamais l’oublier afin d’honorer le plus souvent possible sa mémoire.
Aujourd’hui encore, je n’arrive pas à m’expliquer le cheminement qui m’a permis d’arracher à ce drame un quelconque bénéfice pour moi, mais je sais, incontestablement, que ma promesse, profonde et sincère, m’a en quelque sorte conférée comme un certain devoir de vivre."...




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