Nous ne sommes plus des enfants
« Nous ne sommes plus des enfants ! » cria Tim en jetant son pavé dans une vitrine. L'avenue des Champs Elysées se divisait en deux camps : d'un côté, le cortège officiel des nantis et de la mondialisation, de l'autre, la foule rageuse des oubliés et de la révolution.
Tim avait fait le voyage de Bromley, avec ses camarades du mouvement alternatif NO51th STATE, dans la capitale des grenouilles savantes où se tenait le congrès des pays riches. Les dirigeants des nations dominantes discutaient des bienfaits de leurs réformes, de la nécessité de travailler plus à moindre coût et de creuser dans les entrailles de la Terre pour en extraire le Graal. Leurs conseillers, de brillants crânes d’œuf élevés dans les grandes écoles privées, avaient préparé, pour la presse peu regardante, un discours pré-mâché et facile à ingérer. La télévision avait dépêché ses meilleurs éléments et CNN diffusait en boucle un message subliminal : « Ayez confiance, nous nous occupons de tout, pour votre bien ! ».
Tim avait avalé ces boniments pendant des années. Son père lui avait concoctée une bouillie idéologique ; sa nounou, l'école, le club de sport et plein d'autres béni-oui-oui avaient perpétué le mirage. Enfant, Tim voyait en Rupert, sa figure paternelle, un héros : il était le fier chevalier, le fidèle sujet de Sa Majesté, le meilleur rempart à la barbarie du dehors. Adolescent, Tim fréquentait les jeunes de bonne famille. Ils partageaient des livres et de la musique, des romances et des lettres parfumées. Tim savait bien qu'au-delà de Bromley, quelque part, il existait une autre réalité sociale, moins favorisée mais vaillamment protégée par le système égalitaire de la Grande-Bretagne. Tony, le premier ministre, le clamait à la BBC, la main sur le cœur et avec des trémolos dans la voix. L'héroïque Rupert votait pour Tony, Gordon et leurs alliés du gouvernement. Son père avant lui était déjà un militant travailliste et il s'était engagé dans toutes les batailles pour redresser le pays après la Grande Crise. Dans l'esprit de ses aînés, Tim suivrait leurs traces en apportant sa pierre à l'édifice britannique, au combat contre le communisme, l'islamisme, le satanisme et tous ces gros mots symbolisés par des hordes de barbares crasseux.
Tim s'était finalement réveillé, un jour, en pleine rue à Orpington. Il tangentait les seize ans, portant fièrement l'uniforme de son école et filant le parfait amour avec Emily, la fille du pharmacien. Son chemin semblait tracé ; d'ailleurs il avait récupéré le dossier d'une école d'ingénieurs en aéronautique dont il comptait bien en préparer le concours d'entrée l'année suivante. Ce vendredi après-midi, alors qu'il sortait d'un match inter-scolaire, Tim avait préféré rentrer directement chez lui plutôt que d'aller boire la traditionnelle bière de l'amitié avec ses partenaires de rugby. Il s'était mis à marcher du stade vers la gare centrale, en passant par un raccourci emprunté maintes fois avec ses copains. « Est-ce à droite ou à gauche après la supérette de Mo ? » s'était-il demandé avant de choisir son chemin à la courte paille. Le destin, ainsi l'avait désigné Tim, s'était chargé du reste. Au lieu de traverser les verts quartiers résidentiels, il s'était enfoncé de l'autre côté du miroir, dans la partie sombre et cachée des riches petites villes du Kent.
Tim se rappela avec une profonde tristesse la petite Edna. Noire comme de l'ébène, belle à croquer avec ses grands yeux et ses tresses africaines, l'enfant l'avait apostrophé sans vergogne. — Hugh Grant s'est perdu ? Tim s'était retourné, remarquant alors l'effrontée au sourire désarmant. — Je crois bien que oui, avait-il répondu en toute sincérité. — Tu cherches quoi ? — La Gare Centrale. — C'est loin d'ici. — Comment fait-on pour y aller ? — Je vais t'accompagner.
Le reste était devenu historique pour lui. Grâce à Edna, il avait ouvert les yeux sur le monde. Du haut de ses dix ans, la petite fille lui avait raconté, à sa façon, la dure réalité des oubliés et des sans-voix de la société anglaise. Ils s'étaient arrêtés à plusieurs reprises, afin qu'elle reprenne son souffle, du moins officiellement, et surtout pour qu'il absorbe ces révélations. « La vérité sort de la bouche des enfants. » ne cessait de lui seriner sa grand-mère. Edna l'avait servi en authenticité, dans toutes les largeurs, avec force détails et anecdotes tirées du quotidien. Depuis, Tim avait promis à Edna de la revoir chaque vendredi après son match. Il n'avait jamais failli à sa parole, même le jour où elle n'avait pu se rendre au lieu de rendez-vous. Tim avait alors tapé à toutes les portes jusqu'à ce qu'un voisin lui apprenne que la petite était à l’hôpital, mal en point et à l'article de la mort. Tim s'était débrouillé pour rentrer dans la chambre de son amie, trop tard malheureusement : Edna était décédée d'une pneumonie mal soignée, à cause d'une sombre histoire d'assurance privée et de couverture sociale.
Tim était rentré chez lui déprimé. Avec Edna s'écroulait son innocence, son enfance et le paradis. Rupert s'en était aperçu et il l'avait questionné, le lendemain entre la poire et le fromage. — Mon fils, qu'est-ce qui te turlupines ? Tim avait tout balancé : Edna, leurs vendredis après-midi, l'hôpital et l'assurance-maladie défaillante. Son père l'avait écouté patiemment, sans l'interrompre, puis il lui avait sorti une de ses tirades favorites, la version Rupert des salades de Tony sur l'égalité des chances en Grande-Bretagne et les avancées du gouvernement travailliste en matière sociale.
A cette seule évocation, Tim faillit vomir. Pourtant, il remerciait Rupert de lui avoir donné cette leçon, la fondation de son engagement politique. « Tu n'es plus mon héros, désormais » avait-il crié en quittant la table, dégoûté par aussi peu d'empathie. Tim leva le bras, en signe de guérilla urbaine contre les nantis, au pays de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Les hordes de barbares crasseux allaient se battre au nom de toutes les Edna du monde.
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