Le Grand Nulle Part
Date 18-01-2015 11:30:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées
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Le Grand Nulle Part
Tom marchait en direction du Grand Nulle Part. Les lumières de la ville clignotaient en un délire stroboscopique. Une sirène de pompiers déchira la mélodie urbaine de ses notes stridentes. Les passants défilaient, ombres furtives d'un macadam anonyme dans le monde bétonné.
New-York, Los-Angeles ou Chicago ? Tom ne savait plus ou s'en fichait éperdument. Les grandes cités se ressemblaient toutes à ses yeux : des bars, des putes, des flics et des inconnus, noyés dans un bla-bla social et nourris aux publicités pour hamburgers. Des poissons morts, aux orbites vides, voilà ce que voyait Tom au restaurant, au café ou dans les drugstores. Il avait beau s'avaler une poignée de bonbons roses, les mêmes images s'affichaient en quatre par trois dans son cerveau.
Vera lui manquait. Elle était sa petite sirène dans un océan pollué par le bitume sale et les gaz d'échappement. Avec sa tenue de barmaid et son sourire angélique, Vera illuminait la grande salle de chez Moe. Tom aimait déguster des assiettes irlandaises dans cet endroit hors du temps. Des paumés dans son genre, des gras du bide en rupture de ban ou des représentants de commerce fatigués posaient leur cul dans ce purgatoire, entre l'Enfer extérieur et leurs rêves d'autre chose.
Vera redonnait des couleurs aux teintes fanées, raccommodait les cœurs déchirés et réchauffait les hivers permanents. Elle donnait du sens à la cacophonie quotidienne servie à des millions d'âmes perdues. Pendant un instant, le cafard se sentait papillon, le rat rugissait comme un lion et le mulet gagnait le derby. Tout le monde l'adorait chez Moe. Vera n'était pourtant pas une reine de beauté, loin des poupées fabriquées par les marchands de rimmel et des standards siliconés. Elle venait du fin fond de Cheyenne, la capitale assoupie d'un état agricole perdu dans les cinquante étoiles du rêve américain. Personne ne savait comment cette grande rousse avait quitté sa ferme pour se retrouver à servir des perdants chez les Yankees, à écouter les vannes pourries des gros pleins de soupe, à remonter le moral aux mémère avachies ou à filer du rab aux étudiants fauchés. La vérité était que tout le monde s'en fichait tant que Vera existait.
Tom continuait à avancer un pied devant l'autre, tel un automate, sur le trottoir bondé de la mégalopole. Son cerveau lui intimait l'ordre de continuer vers l'ouest et ses yeux suivaient une boussole imaginaire. La cloche d'un tramway sonna au loin, telle un phare sonore dans la nuit.
Héroïne, crack ou acide ? Tom ne l'avait pas vue venir. La drogue semblait toujours la solution au début. Ensuite elle montrait sa véritable nature : le manque, le dégoût, la souffrance et les emmerdes, enveloppée dans des mensonges éhontés et des amitiés factices. La peur du vide, des lendemains de solitude, voilà ce qui avait poussé Tom dans la toile de la Sœur Seringue et de la Mère Pipe à Eau. Il avait vidé son compte en banque, puis celui de ses proches et avait fini par louer son petit cul sur les quais pour une poignée de dollars.
Vera ne le jugeait pas. Elle était à la fois mère, sœur, amante et doctoresse dans un théâtre de gestes ponctué par des ruptures et des trahisons. Le soir chez Moe, Vera recueillait son chat miteux et lui chantait son air préféré, celui des futurs ensoleillés et de l'amour éternel. A ce moment-là , Tom y croyait vraiment. Il ne se demandait pas pourquoi la muse du Wyoming s'attachait autant à un junkie comme lui. Des fois il passait la nuit avec elle, dans un délice de sensualité.
Vera travaillait d'arrache-pied, sept jours par semaine presque douze heures d'affilée, pour un salaire de misère. Elle ne se plaignait jamais, gardait toujours quelques pièces pour les mendiants du quartier et participait aux bonnes œuvres locales. Tom était le seul homme invité dans son havre de paix, un studio sous les toits. Il en profitait largement, savourant le dimanche matin quand Vera lui préparait un petit-déjeuner fermier, une recette de feu sa grand-mère. Tom dévorait les patates rôties et les pancakes dorés, arrosés d'un excellent café frais pressé à l'italienne. Vera partait ensuite à l'église du coin pour le service de onze heures et revenait en début d'après-midi réveiller son matou favori. La journée se terminait en apothéose, avec sa rouquine ronronnant contre lui, à moitié assoupie et complètement satisfaite. Tom passait la nuit à la faire miauler sauvagement avant de tomber à son tour, repus et exténué.
Tom était enfin arrivé. L'air frais du port lui flattait les narines dans un concert olfactif. Une corne de brume lui souhaita la bienvenue. Les premiers clients ne tarderaient pas à se montrer, esclaves anonymes d'une sexualité tarifée dans un monde sans amour.
Vera lui apparut soudain au milieu des poissons morts. Elle aussi avait des orbites vides. Sa chevelure naguère rouge pendait lamentablement le long de son corps désarticulé. « Qu'était-il arrivé à la sirène de chez Moe ? ». Tom ne le saurait probablement jamais. Il se souvenait seulement des voitures de police en bas de son immeuble, de l'officier lui intimant l'ordre de ne pas rentrer et de la grosse voisine en larmes. La dure réalité l'avait rattrapé : celle du macadam froid et cruel, des lumières trop vives et des regards convenus. Tom avait couru le plus loin possible, le long des ruelles sombres, à travers les lignes de chemin de fer et s'était réfugié dans une autre ville. Il avait de nouveau succombé aux charmes vénéneux de la Sœur Seringue et de la Mère Pipe à Eau, les seules infirmières capables de lui faire oublier l'absence de Vera.
« Dans ta voiture ou ailleurs ? ». Tom avait l'embarras du choix, le client n'était pas trop regardant. Il opta pour le confort rassurant d'une bonne berline américaine et de la moquette bouclée d'une banquette de luxe. Tom prit les billets puis avala une poignée de bonbons roses. Il gratifia le gras du bide de son plus beau sourire avant de dégrafer son pantalon.
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