Les pantins joyeux
Date 16-01-2015 20:32:55 | Catégorie : Nouvelles confirmées
| Ça m’a pris par hasard. Mon instinct, celui de la survie, me criait qu’il fallait que je me tire. Il m’en mettait plein les oreilles, comme si j’étais dans une situation d’urgence, trop près du bord de la falaise. Alors, j’ai fait mon sac et je suis allé voir le vieux dans la cuisine. — C’était pour te dire que je m’en vais demain. J’vais m’installer à Paris. — Ah bon ? … Fais attention qu’il a répondu en remuant une sauce dans une marmite qui chauffait sur la gazinière. J’suis parti comme ça, gueule de con et bras ballants, au petit bonheur la chance avec, dans mon sac, tous les conseils qu’on m’avait jamais donnés. J’ai pas fait long feu face aux hasards de l’existence. La gueule, je me la suis ramassée vite fait, bien rétamée, sans surprise. Au début, je pensais : « T’es le meilleur, t’as qu’à leur montrer ce que t’as dans le ventre ! ». Le monde était une pomme et je l’ai bouffée jusqu’au trognon, les pépins et tout. Et puis, j’ai commencé à découvrir ce monde dans lequel je vivais avec les gens qui vivaient dedans. J’avais une vague idée de ce qui se tramait, rien de bien précis et j’avais pas mon pareil pour repérer un enculé. Le dilemme, c’est que je n’arrivais pas à me décider entre écraser mon voisin ou rester un bon samaritain. Cette idée m’a trotté dans la tête un bon bout de temps avant d’observer, me faire ma petite opinion, pour essayer des petits trucs et me sentir sale, dégueulasse, comme certains d’entre- vous. Au bout du compte, c’est ma nature qui a repris le dessus : le mangeur d’âmes, c’était pas moi. C’est comme ça que je suis devenu un homme, en faisant avec ce que j’étais : un imbécile naïf, idéaliste et con, persuadé qu’on récolte toujours le fruit de son travail. Tu comprends vite que c’est plus simple quand t’es gosse, c’est blanc ou noir, tu manges ta tartine de Nutella parce que c’est bon et puis tu fermes ta gueule. À mon retour de Paris, j’avais de bons souvenirs, des mauvais aussi qui étaient restés là -bas, enterrés, écrasés sous les pavés et, surtout, j’avais Nina que la vie m’avait déjà donnée avec juste ce qu’il fallait de sérénité pour laisser s’évader quelques illusions qui font parfois perdre beaucoup de temps à un homme. J’ai commencé par chercher un job pendant que Nina travaillait et j’ai fait comme à mon habitude : des CV, mes jambes et du culot. Je me payais des bonnes journées de marche dans les rues glaciales de Lyon : « Bonjour m’ssieurs, vous ne cherchez pas un serveur des fois, je peux faire le barman aussi, je fais moi-même ma vaisselle et les heures ça me fait pas peur, je peux travailler de nuit vous savez, vous n’avez pas besoin d’un plongeur ? ». Je collectionnais les « non » d’usage, les : « On a besoin de personne, pas pour le moment jeune homme revenez cet été ». J’ai continué comme ça tous les jours jusqu’à ce que ça morde, et au bout de huit jours, j’ai enfin trouvé un job. On me payait le SMIC plus les pourboires, pour vingt heures par semaine. Le soir, en attendant que Nina rentre du travail, j’ai préparé des patates sautées en pensant que les choses prenaient une bonne tournure. J’ai mis la table en pensant aussi à la chance, mais j’ai laissé la viande en attente parce que personne d’autre que Nina ne savait saisir une viande assez bien pour qu’elle l’aime vraiment. — Qu’est-ce qui se passe ? qu’elle me dit en franchissant la porte et en me regardant avec ses yeux pleins d’étoiles. — T’as devant toi le nouveau serveur de « L’Assiette Gourmande ». — Comment t’as fait ? — Je l’ai menacé. Nina a éclaté de rire et m’a sauté dans les bras. Je me sentais invincible quand elle me serrait, le monde devenait aussi petit qu’une cerise que je pouvais effleurer ou serrer à ma guise comme si j’étais un dieu, Alexandre, le maître de mon destin… Un homme libre. — Je vais préparer une bonne viande qu’elle m’a dit. J’ai débouché une bouteille de Cahors, allumé des bougies et la soirée s’est évanouie dans la magie de ses grands yeux innocents qui brillaient plus fort qu’un million de rubis. On flottait, littéralement, comme deux âmes en paix dans les nuées paisibles de discours utopistes, qui ne servaient à rien, mais qui nous faisaient du bien, entretenaient l’espoir de quelque chose de meilleur. — L’homme a beau être ce qu’il est, ce n’est pas possible que les choses continuent comme ça, il y a sûrement des gens biens, des gens bons qui ne cherchent que le bien. Je ne peux pas croire que ce n’est réservé qu’aux animaux et pourtant il y a bien des animaux qui mangent leur progéniture et des gens qui sauvent d’autres gens. Je ne sais pas pourquoi on est devenus comme ça et toi tu dis rien, qu’est- ce que tu penses ?... Tu m’observes ?... Qu’est- ce que tu penses ? — Tu es belle. — Tu me fais du charme pour ne pas répondre. — Non, je pense vraiment que tu es très belle, et je pense aussi que tu as l’innocence et la pureté d’une biche et qu’il faudrait des millions de biches dans ce monde pour que ce monde devienne acceptable. Mais tu es unique en ton genre, tu es le seul être pur que je ne connaisse et tu es à moi et moi à toi. — Tu ne peux pas t’empêcher de faire du charme……….Ah ! Ah ! Ah ! Moi aussi je t’aime. — Tu ne m’aimes pas autant que je t’aime. Nina était faite pour vivre dans un autre monde. Ce genre de monde dans lequel les papillons se poseraient sur ses cheveux sans crainte, parce qu’ils ne connaîtraient qu’elle, le sol serait recouvert de mousse et les animaux se presseraient autour d’elle pour venir quémander une caresse, le soleil brillerait toujours, il n’y aurait que de belles nuits, la mer ne serait pas loin . Mais ce monde n’était qu’un rêve et c’est ce rêve que je faisais quand je la regardais, un rêve qui m’emportait loin de cette réalité et me jetait dans la douceur et la vérité la plus pure, l’éternelle béatitude. J’ai rempli à nouveau nos verres de vin (un Cahors parfumé et honnête) et pendant que la ville s’endormait dans un silence de papier, nos verres se sont rapprochés au-dessus des restes de nos assiettes et d’un formidable Saint-Nectaire fermier pour trinquer à la vie et à la nuit avant de faire l’amour comme au premier jour, soulagés et heureux. J’ai fait deux semaines à « L’Assiette Gourmande ». Je me pointais avec mon cuir de motard et mes cheveux longs au milieu des cuisines et les gars me regardaient comme si j’avais une banane dans le cul. J’ai jamais prêté attention aux regards des autres ni à leurs jugements et c’est ce qui fait de vous une merde à leurs yeux, même si les pestiférés sont souvent ceux qui regardent de travers les mecs qui portent des blousons de cuir et des cheveux longs. La brigade était composée de cinq serveurs, quatre cuisiniers, un plongeur et le patron qui tournait sans cesse avec son air de « je vois jamais rien » mais qui t’épinglait si t’avais le malheur de te mettre les doigts dans le nez avant le dessert des clients. L’expérience m’a montré que le monde de l’entreprise se résume à accepter, ou faire semblant d’accepter un discours, une ambiance, une façon d’être que l’entreprise cherche à imposer à son armée de fourmis pour mieux la diriger ; et si tu tiens un discours à contre-courant avec tes collègues - même si c’est devant la machine à café - tu as de grandes chances de te faire mettre au placard ou de te faire mettre tout court. Moi, ça a commencé à déconner entre la salade d’endives et le saucisson chaud. — Tu joues au squash ? — Non. — Parce qu’on se disait avec les copains que tu pourrais venir avec nous. Ludovic qu’il s’appelait, un mec bien, avec ce fond dans les yeux comme je les aime : franc et limpide qui ne jugeait pas, qui comprenait. — Écoute t’es cool mais j’ai d’autres chats à fouetter. Avec mon vingt heures par semaine faut que je trouve un moyen de joindre les deux bouts, alors le squash tu comprends... — Je comprends, mais des fois ça fait du bien de se sortir de ses emmerdes. — T’as raison, le problème c’est qu’elles me suivent partout et même quand j’suis tout seul j’ai l’impression d’être à deux, ça me rend parano. — OK, bon, tu sais que t’es le bienvenu. Au fond, j’en avais rien à foutre de Ludo, de son squash et de ce boulot à vingt heures, même si c’était un type sympathique qui méritait qu’on soit honnête avec lui. Mais je ne voulais pas que ça se voit. J’avais besoin de ce job tant que je n’avais pas trouvé autre chose de plus potable. Pendant quelques jours, Ludo m’a fait son numéro de charme et je refusais tout : boire un coup, bouffer ensemble. Au bout d’un moment, il s’est lassé et me tournait moins autour, tout comme les autres qui s’étaient contentés de me regarder de loin depuis le début et ça me convenait bien. Tous les après-midi, à la fin de mon service, je m’engouffrais dans le premier métro en direction du centre-ville et j’allais mendier ma pitance à tous les tenanciers de bars, de brasseries, de restaurants, d’hôtels, de pubs, que je croisais au hasard des trottoirs de Lyon, pour décrocher un contrat à plein temps, le sacro-saint contrat qui t’assure un minimum de sécurité à moyen terme pour te payer ta baguette. Ça m’a pris deux semaines et cent balles de tickets de métro. L’endroit était une brasserie de luxe légendaire, secteur Perrache, qui exploitait des hommes depuis près de cent cinquante ans et qui était renommée dans toute la France pour sa choucroute et sa fameuse omelette norvégienne. L’entretien d’embauche avait lieu à seize heures un mercredi après-midi. L’automne était là aussi avec son ciel laiteux, presque moisi. — Donc, vous cherchez du travail, jeune homme. — Oui m’ssieurs — Vous avez déjà fait ce métier ? — Oui m’ssieurs, j’suis à « L’Assiette Gourmande », mais seulement pour vingt heures par semaine, alors vous comprenez, j’ai besoin d’autre chose. — Oui, je vois …et de quoi donc au juste ? J’avais envie de lui répondre que chaque homme ici-bas méritait sa part d’amour, son lot de chance, une folie passagère par mois pour mieux repartir, d’un jardin clos et arboré avec des roses dans les coins et des melons dans le potager, d’une voiture convenable, d’une note d’électricité moins salée, d’une mutuelle, d’enfants qui rient et qui vous réveillent à l’aube, d’un coucher de soleil à Saint- Cyprien, d’un baiser avant de mourir, d’une femme qui soit vraiment une femme ; mais j’ai juste dit : — Je veux faire carrière m’ssieurs, je pense que votre établissement pourrait m’apporter l’avenir que je veux m’offrir. Vous avez en plus une excellente réputation (ce qui était totalement faux) ce qui fait de vous un acteur incontournable dans l’évolution de ma carrière. — Très bien, jeune homme. Il faut que vous sachiez que nous n’aimons pas les feignants chez nous, vous ferez trente- neuf heures sur le papier mais le double sur le terrain, ça vous pose un problème ? Qu’il me dit sèchement en me scrutant dans les yeux au-dessus de ses lunettes. — Non m’ssieurs, que je répondis, aussi sec. — Chez nous, vous serez toujours dans le jus, les maîtres d’hôtel seront là pour vous aider au besoin…. Et seulement au besoin, en général, c’est le samedi soir. — Oui m’ssieurs…….euh ! m’ssieurs, vous proposez quel salaire? — Aucun, jeune homme, chez nous vous êtes payé au chiffre, plus vous travaillez, plus vous gagnez. — Au chiffre individuel, m’ssieurs ? — Ici, on travaille en équipe jeune homme ! Si l’équipe rapporte vous gagnez et vice et versa J’aimais pas son vice et versa, ni ses yeux derrière ses lunettes rondes en équilibre sur le bout de son nez, sa manière suffisante de me parler, sa façon de me considérer avec mépris parce qu’il était de l’autre côté de la barrière, tout ça était à sens unique, même si je savais que c’était la loi de l’offre et de la demande et que mes besoins étaient plus importants que les siens. En gros ils te tiennent par les couilles et ils le savent. — Ça m’intéresse m’ssieurs. — Alors à demain dix heures, je vous ferai faire un essai. Je m’appelle Monsieur Puma, bienvenue à la Brasserie Paul.
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