Léo (Extrait n°7)
Date 14-01-2015 21:44:17 | Catégorie : Nouvelles confirmées
| "J’ai quatre ans, ou peut-être bientôt cinq. Ce matin-là , je n’étais pas à l’école car j’étais malade. Hélène, qui en ce temps-là , pour gagner notre vie, faisait quelques heures de ménage chez mon institutrice, me gardait à la maison. Elle épluchait des pommes de terre quand tout à coup, les chiens se mirent à aboyer anormalement. Hélène se précipita sur un torchon pour brusquement s’essuyer les mains. Peut-être était-il onze heures ? Elle tira délicatement le rideau de la cuisine afin d’y glisser un regard méfiant jusqu’au portail. Soudain j’entraperçu alors le regard de ma mère terrifiée, totalement désemparée. Elle devint livide. C’est alors qu’affolée, elle hurla : - « Léo cache-toi ! Vite, je t’en prie, cache-toi ! » Des sanglots dans sa voix vinrent étouffer ces derniers mots. Quelqu’un était là pour me prendre. J’eus très peur. Dans un premier temps j’étais resté tétanisé. Et puis mon sang ne fut qu’un tour. J’allai me réfugier dans la salle à manger, entièrement désarçonné, incapable de trouver une véritable cachette. Je me sentis comme un animal traqué, pris au piège. Devais-je prendre le temps de chercher un abri sûr, au péril de ne pas pouvoir l’atteindre et ainsi risquer de me faire attraper, ou alors, devais-je me satisfaire de la cache la plus proche, mais aussi la moins sécurisante ? Terrifié, je décidai alors de me dissimuler fortuitement sous la grande table de la salle à manger. Ainsi, seuls les fins rideaux me dissimulaient vraiment de la scène qui allait se jouer devant mes yeux rivés vers le portail. J’étais à la meilleure place pour ne rien rater d’un spectacle que je ne souhaitais pas voir, mais que je ne pu m’empêcher d’épier. J’étais recroquevillé sous la table, tremblant, accroupi, les mains enserrant mes genoux, réalisant que ma cache était bien incertaine, incapable pour autant de fuir, j’étais comme paralysé. Derrière le portail, je vis une 504 blanche (en vrai, le nom de la voiture, je ne le su que bien plus tard). Mais entre le portail et la voiture se dressait un gros bonhomme qui me semblait assez âgé. De toute manière, lorsque l’on est enfant, tous les adultes nous semblent très âgés. Cet affreux bonhomme, planté là , dans de telles circonstances, n’avait décidément rien de rassurant. Il avait peu de cheveux et sa dentition n’était pas des plus heureuses. Moi, j’avais déjà entendu parler du croquemitaine. Pourtant, je n’avais jamais entendu parler que ce dernier puisse avoir une femme ? Qu’était-ce que cette touffe grise immuable, cette chose informe, rabougrie sur le siège passager ? Hélène n’ouvrit pas le portail. Elle se dressa comme elle le pu face au mangeur d’enfants, et peina même à faire taire ses trois chiens. J’espérai secrètement que ces derniers allaient se jeter sur ce monstre et le dévorer sous mes yeux. Toujours très énervés, les chiens finirent malgré tout par se taire. Hélène, fébrile, n’avait toujours pas lâchée son torchon. Elle le tenait fortement, le froissait, le resserrait nerveusement entre ses doigts crispés. Je n’entendis que quelques bribes de la conversation, ou plutôt, quelques éclats de voix. - « Non, Léo n’est pas à la maison et si vous entrez, je vous laisse à mes chiens et j’appelle les gendarmes. » Le gros bonhomme se mit alors à s’agiter et hurla à son tour. - « Je n’ai pas fait toute cette route pour ne pas le voir ! Vous n’avez pas le droit ! » Mais Hélène ne lâcha rien ; elle était parfois cette femme forte et armée. - « Jamais vous n’entrerez ! » Le gros bonhomme continua d’hurler. - « Nous nous reverrons au tribunal et je vous assure, je vous le reprendrai ! » Hélène tourna les talons pendant que le gros monsieur encore visiblement très en colère remonta dans sa voiture. Elle ouvrit la porte de la maison et se faufila. Dans la serrure, la clef fit plusieurs tours sur elle-même. Pendant quelques secondes, Hélène visiblement ébranlée, s’adossa contre la porte et retrouva ses esprits. Elle vérifia que la voiture fut partie avant de s’écrier. - « Tu peux sortir ! » Je me suis alors retrouvé face à ma mère. - « Ce sale type est ton grand-père. C’est le père de ta mère qui t’a abandonné. Il n’a jamais rien fait pour toi. Il voulait te reprendre, mais il ne reviendra pas. A présent, tu peux retourner jouer.» J’étais étourdi. Je crois qu’à ce moment, j’aurai aimé qu’elle me prenne dans ses bras, qu’elle m’explique mieux, qu’elle me console. Je sais bien qu’elle en était incapable. Abasourdie, Hélène rejoignit sa cuisine pour éplucher ses dernières pommes de terre. Moi, je retournai jouer. ••• Lorsque j’ai commencé à apprendre à écrire, je ne comprenais pas pourquoi le nom de famille que je devais apposer sur mes cahiers d’école n’était pas identique à celui de Kamel ou de Flora. Je n’avais jamais entendu parler de ce nom-là auparavant à la maison. Cette maîtresse d’école qui avait beau être gentille et qui de surcroît était une très jolie femme, me cachait assurément quelque chose. Kamel était mon grand frère et Flora ma petite sœur. Je l’avais appris par cœur comme je savais aussi que j’avais été adopté et qu’à présent, ma famille était composée de cinq membres. C’était indiscutable, il en était ainsi, et j’avais cru comprendre qu’il était encore mieux d’en être fier. Je ne le savais que trop bien car nos parents, sans doute pour se rassurer de la cohérence de cette espèce d’entité circonstancielle que formait notre famille, nous le rabâchaient dès que l’occasion se présentée. Je ne me souviens plus du jour et encore moins de la manière avec laquelle j’ai posé cette question à mes parents. Pourquoi ce nom, que même mon carnet de santé semblait connaître ? Pourtant, je me souviens parfaitement de ce qu’à l’époque, du haut de mes peut-être cinq ans, j’ai pu saisir de la réponse apportée. Je portais le nom de mon ivrogne de père qui m’avait reconnu. Je savais bien ce que voulait dire le mot « ivrogne », mais « reconnu », c’était déjà plus complexe. C’est vrai, comment voulez-vous qu’un père puisse reconnaître son enfant parmi tant d’autres ? Peut-être avais-je eu cette chance exceptionnelle? Mon père m’avait reconnu. Cela devait sûrement dire qu’il m’aimait quand même. Aussi, un juge n’avait pas encore terminé de remplir tous les papiers nécessaires pour que l’adoption soit définitive. Quelqu’un pouvait encore me reprendre ou me voler, et ce quelqu’un n’était autre que mon grand-père maternel. Je me souviens encore de toute l’insécurité qu’avait générée en moi cette réponse froide, jetée maladroitement au visage de l’enfant que j’étais."
|
|