Poupée de bitume
Date 10-01-2015 12:10:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées
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Poupée de bitume
Les rues de Londres sentaient le pourri et l’huile de vidange. Kit faillit rendre son petit déjeuner sur le trottoir. Il n’avait pas dormi depuis des jours. La fatigue commençait vraiment à peser mais il avait une mission à accomplir. Il avait promis à son père et à sa mère, la main sur la Bible.
Il pouvait quand même se demander ce qu’il faisait ici, au milieu des touristes bedonnants et des rouquines à grandes dents, dans ce pays régi par une vieille reine cacochyme « Pourquoi ai-je quitté ma confortable maison de San-Diego en Californie ? » Kit représentait le golden-boy du rêve américain : avocat dans un cabinet prestigieux, il remplissait parfaitement les critères définis à Washington par les agences de propagande. « Même Barbie m’aurait épousé au lieu de Ken ! » avait-il coutume de dire.
La raison de sa venue au Royaume-Uni s’appelait Cindy. Sous ce prénom de poupée coexistaient plusieurs réalités que Kit découvrait au fur et à mesure. Il connaissait la première depuis sa plus tendre enfance : Cindy était sa petite sœur, promise elle aussi à la grandeur. Danseuse émérite, elle avait rejoint les ballets de Londres. Son copain de l’époque, l’intellectuel Charles, avait un peu tiqué mais elle lui avait juré qu’ils se parleraient souvent par vidéo. Kit sourit en pensant à la naïveté du rat de bibliothèque que sa petite sœur avait certainement trouvé dans un bac à sable, à l’instar de ses nombreux prétendants de Berkeley, des étudiants gauchistes de San-Francisco. « Comme si les mâles du cru allaient laisser passer un aussi joli petit lot ! » avait-il dit à ses copains. L’installation de Cindy dans le quartier de Kensington avait rassuré ses parents. Elle partageait une location avec deux autres jeunes femmes. Tout se passait à merveille entre les trois locataires. Cindy appelait régulièrement sa famille et tout allait pour le mieux.
La seconde réalité avait été révélée par Charles. Le petit ami officiel avait appelé Kit pour se plaindre car selon lui Cindy l’exploitait. Kit l’avait d’abord renvoyé à sa niche en le traitant de toutou puis il avait écouté Charles plus attentivement : Cindy lui empruntait de l’argent, des petites sommes au début puis des montants plus importants. Quand Charles avait posé des questions sur ces demandes incessantes, Cindy l’avait brutalement éconduit et elle avait rompu le contact. Kit avait alors pris l’initiative d’appeler chez sa sœur mais il n’avait pas passé le cap du répondeur téléphonique. Personne ne lui avait jamais répondu. Depuis, Cindy ne donnait plus de nouvelles à ses parents. Ce fut à cette occasion que Kit décida de traverser l’Atlantique pour en savoir plus.
La troisième réalité avait été facile à découvrir. Kit s’était rendu à l’adresse supposée de sa sœur et constaté qu’elle n’habitait plus Kensington. Ses colocataires avaient aussi déménagé et les nouveaux occupants ne connaissaient pas leur destination. Tout ce qu’il pouvait dire se résumait à des rumeurs selon lesquelles les trois filles s’étaient fait jeter dehors par le propriétaire pour de multiples retard dans le paiement du loyer et, fait plus inquiétant, pour tapage nocturne et dégradation de matériel. Kit avait alors pris rendez-vous avec le directeur de ballet qui employait sa sœur. Ce dernier lui avait appris que Cindy ne venait plus danser depuis des semaines et n’avait même pas pris la peine d’avertir l’administration.
Depuis cette nouvelle, Kit arpentait Londres, allant de magasin en pub, de refuge caritatif en association de disparus. Il bénéficiait également du soutien de son ambassade qui avait lancé un avis de recherche au niveau national. Du côté de sa famille, il avait décidé de cacher la triste réalité à ses parents. Rompu à l’art de l’ellipse et de la contre-vérité, il inventait des raisons à l’absence de Cindy, dans le but louable d’épargner à sa mère d’inutiles tourments et pour ne pas déclencher les foudres de son père. Un soir, une assistante sociale anglaise l’avait appelé pour l’informer que quelqu’un avait peut-être vu Cindy dans le centre-ville, autour du quartier de Bond Street. Kit avait alors réservé une chambre dans un petit hôtel du coin puis il s’était mis en chasse.
Kit tourna dans une ruelle qui le ramènerait sur Oxford Street. Il avait besoin d’un peu de repos avant de repartir à la recherche de sa sœur. Il se regarda dans une vitrine, constatant qu’il ressemblait à un touriste lambda perdu dans la jungle urbaine : mal rasé, le regard fatigué et les vêtements fripés, il aurait fait peur à sa grand-mère si elle l’avait croisé en ces lieux. — Alors, beau blond, on s’est perdu ?
Kit se retourna brusquement. Cette voix lui rappelait des sonorités familières. En face de lui se tenait une femme blonde, maquillée outrageusement et habillée en panthère acrylique. Son accent californien ne laissait aucun doute sur ses origines. Elle était belle mais paraissait fatiguée. Ses yeux bleus regardaient au-delà de l’horizon, comme si Kit n’était qu’un atome dans la mécanique céleste et non un être humain avec qui elle engageait un semblant de conversation. — Pour cinq billets, je te fais connaître le Nirvana, poursuivit-elle. Pour le double, tu as droit à un parcours complet et la bénédiction du Seigneur. — Comment t’appelles-tu, demanda Kit, et d’où viens-tu ? — Je m’appelle comme bon te semble et je viens d’où tu veux, répondit-elle. Tu es le client et si tu le désires, je suis Tatjana de Moscou. Cela ne te coûtera pas une livre de plus. — Mon nom est Kit, dit le jeune homme. Je viens de San-Diego en Californie. — Jouons la comme ça, Kit, répliqua-t-elle. Je peux être ta fiancée tant que tu paies le prix. — Tu te prénommes Cindy. Tu es ma petite sœur, rugit Kit. — Ton fantasme sera le mien. Dieu pardonnera tes pêchés, conclut la prostituée en souriant. Kit s’effondra en pleurs sur le bitume londonien.
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