Léo (Extrait n°3)
Date 04-01-2015 16:14:41 | Catégorie : Nouvelles confirmées
| Avant de rencontrer Yves (mon père adoptif), Hélène était serveuse dans une boulangerie. Yves a grandi dans une ferme parmi ses neuf frères et sœurs. Je n’ai jamais vraiment pu m’y retrouver dans ce trop grand troupeau. A mes yeux, sa mère était avant tout une merveilleuse grand-mère. Louise était un vrai cliché. Le gros chignon blanc et les petites lunettes rondes, la blouse bleue aux minuscules fleurs roses imprimées, les charentaises, des formes généreuses mais pas disgracieuses. Même âgée, elle avait su garder un tendre et joli visage. Elle était pieuse au possible. On aurait pu lui donner le bon Dieu sans confession, mais voilà , non loin d’un grand tableau qui représentait la Vierge Marie, elle avait apposé sur le mur de la grande salle à manger un poster de Mireille Mathieu… A l’abri du regard de son époux avare, à chacune de nos visites mensuelles, elle donnait quelques centimes de francs à ses petits- enfants, et à noël, de délicieux sucres d’orge. (En écrivant ces mots, j’ai l’impression d’avoir au moins cent ans !)
Ce grand-père me faisait peur. Armand avait tout d’un bougre. Aigri, il lapait sa soupe dans une cuillère en émettant d’insupportables bruits. Je crois qu’il me dégoûtait. Il avait tout d’un machiste et d’un chef de famille à l’ancienne. Il était d’une radinerie incroyable. Je me souviens qu’il coupait l’eau de la chasse pour ne pas trop en utiliser. Il fallait attendre un gros amoncellement de matières fécales pour enfin avoir le droit de déverser par-dessus l’eau de pluie récupérée dans un broc d’eau métallique, rouillé. Je ne me souviens pas que cet homme m’ait un jour adressé la parole. Coincé entre sa vielle casquette et son affreuse moustache, son regard était rêche et ne m’inspirait que de la crainte. Bien des années plus tard, j’ai appris de la bouche d’Hélène, qu’à plusieurs reprises ma pauvre grand-mère l’avait retrouvé dans le lit conjugal avec la bonne à tout faire du moment. Je n’avais jamais aimé cet homme et depuis cette révélation, sans aucun sentiment de culpabilité, j’eus pu le haïr puissamment, définitivement.
En apparence, rien de trop inquiétant ne semblait être venu troubler l’enfance d’Yves. Pourtant, le silence qui entoure parfois les blessures qui pourraient nous sembler bénignes, détermine souvent des douleurs aux conséquences redoutables. Yves a manqué d’amour. Louise et Armand avaient certainement travaillé très dur à la ferme, et avec tous ces enfants, l’attention accordée à chacun d’entre eux ne devait être que parcimonieuse.
Préadolescent, Yves tomba gravement malade, si bien qu’il fut condamné à l’exil. Il vécu plus d’une année quelque part dans les Alpes, dans un préventorium. Pourtant, jamais devant moi, le mot « Tuberculeuse » ne fut associé à celui de « Pleurésie ». Je crois savoir que la tuberculose était à l’époque perçue comme la maladie honteuse des pauvres, telle une affection maudite.
Bref, à une période cruciale de sa vie, Yves fut séparé de sa famille, privé d’un bel amour maternel (sans doute déjà bien accaparé), mais aussi écarté, de la rigidité d’un père froid et distant, comme sans doute devait l’être la plupart des pères de cette époque ?
Aujourd’hui encore Yves reste pour moi un homme que je qualifie d’adulte affectivement carencé. Est-ce pour cette raison qu’il se dit inlassablement souffrant ? Est-ce pour cette raison aussi que depuis toujours, Hélène endosse auprès de lui davantage le rôle d’une mère attentive et dévouée, plutôt que celui d’une épouse ? Je sais qu’il ne m’a jamais aimé et qu’à ce jour, je lui rends bien. Que représentais-je pour lui, si ce n’est cet enfant souffrant autant que lui de carences affectives, réclamant toute l’attention de sa femme, qui déjà à l’époque lui servait de mère ? Je suppose qu’inconsciemment, mais rapidement, nous nous sommes perçus comme de redoutables ennemis en proie à une concurrence ardue.
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Après leur rencontre, Hélène et Yves se marièrent assez rapidement. La mère d’Hélène ne voulut plus entendre parler de sa fille qui soudain ne lui reversa plus son salaire. Hélène quitta sa famille, comme libérée, mais terriblement meurtrie. Eternellement reconnaissante envers son jeune époux (un bel homme, grand et élancé), qui venait de la sauver d’une existence misérable, elle passera ainsi le reste de sa vie à le cajoler, le plaindre, le servir, ne vivant qu’au gré de ses caprices ou de ses exigences. Aujourd’hui encore, elle semble n’être que totalement bienheureuse que dans cette relation pathogène que je qualifie de servitude probablement inconsciente, mais inébranlable. Ces deux là se sont trouvés. Totalement dépendant l’un de l’autre et liés par un amour carencé et douteux, je crois qu’au fond, Hélène et Yves auraient très bien pu ne jamais avoir d’enfants, pour finalement se suffire à eux même.
D’ailleurs, après quelques années de mariage, le sort leur réserva un fort mauvais tour. Impossible d’avoir un enfant naturel. Yves est stérile. La vie d’Hélène s’effondra. Elle avait ce désir profond de devenir mère et de voir un jour son ventre s’arrondir. Elle tenta de convaincre Yves de passer par une implantation embryonnaire. Bien des années plus tard, Hélène me rapporta les mots d’Yves quant à cette possibilité. « Si c’est ça que tu veux, tu peux aussi bien te faire sauter par le voisin ! » Hélène se résigna et son ventre ne s’est jamais empli du bonheur qu’elle espérait tant. Malgré son existence si peu enviable et ses nombreuses souffrances, je crois bien que cette douleur fut la pire que le sort puisse avoir infligé à Hélène.
J’ai toujours trouvé la réaction d’Yves terriblement cruelle et égoïste. Adulte, j’ai tenté de me glisser cent fois dans sa tête afin d’imaginer qu’elle aurait pu être ma décision si j’avais un jour été confronté à cette situation. Je me suis résigné, réalisant alors que cet endroit était décidément top étroit pour moi... Je voudrais bien m’efforcer de ne pas le juger, mais au fond, je ne sais pas si je lui en veux parce qu’il a privé sa femme de ce qu’elle avait envisagée comme étant l’aboutissement merveilleux de sa vie, ou simplement parce que son choix circonstanciel aux conséquences irréversibles, engendra bien malgré moi que sa vie soit venue malencontreusement affliger la mienne plus encore.
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