La vie de Léo (extrait n°1)

Date 01-01-2015 23:40:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Je suis né le 18 juin 1975.
Je me demande souvent si les gens identifient précisément leurs premiers souvenirs.
C’est une question que je n’ose jamais poser, de peur qu’on me la retourne.

De mes trois premières années, j’avoue ne pas savoir dissocier formellement ce qui réellement appartient à ma mémoire et ce qui provient de ce que l’on m’a raconté ou des photos que j’ai su conserver.

Pourtant, quelques flashs ne sont pas le fruit de mon imagination. Quelqu’un me bat régulièrement, me torture et me terrifie. Aucun visage ne me revient. Est-ce un homme ou une femme ? Je ne le sais pas encore.

Puis il y a mes cris, des cauchemars, l’énurésie nocturne.
Il y a aussi de grands rideaux bleus et une cheminée. Je suis enfermé dans les toilettes. Il y a le noir, le froid et la peur, toujours. Il y a un homme qui joue d’un instrument de musique. Il y a quelqu’un qui me maintient assis sur le radiateur électrique brûlant. Je suis nu.
Aussi, il y a cette assiette emplie d’excréments posée sur le sol de la cuisine et ma petite bouche d’enfant, souillée. Il y a ces verres qui débordent d’urine, et ces mains qui me maintiennent sous l’eau bouillante d’une douche…
Je me souviens d’un bébé et d’un sentiment exacerbé de jalousie.

Voilà ce que sont les réelles traces de souvenances de ma petite enfance auxquelles ma mémoire me permet d’accéder. Bien plus tard, parmi ces miettes de réminiscences, j’apprendrais que les souvenirs les plus insoutenables se répriment ou se refoulent.

•••


J’ai été adopté alors que je n’avais pas tout à fait trois ans.

Sur une photo que j’ai gardée, il est écrit au dos; « Léo avec son nounours à Paris, le 17 mai 1978 ».
Aujourd’hui, avec mes yeux d’adulte je trouve cet ours en peluche hideux. Il porte un nœud de papillon jaune et son teint est aussi pâle que mon visage. Son regard est inquiétant et le mien reste vide, comme suspendu à ma peur.

Je crois que mon premier véritable souvenir est celui d’une petite fille en pleurs. Elle s’accrochait désespérément à sa mère. C’était notre premier jour à l’école.

Je me souviens de son insoutenable chagrin que je semblais ne pas comprendre. Pourquoi ce tel déchirement ?
M’avait-on encore menti ?
L’école n’était-elle qu’une histoire inventée de toutes pièces pour y abandonner les enfants ?
Qu’avait-elle compris que je n’avais su saisir ?
Juliette était ma petite voisine et nous avions le même âge.
Ce 13 septembre 1979, nous rentrions à l’école avec une année d’avance pour éviter la fermeture de la seule et unique classe de notre village, Fresney-le-Vieux. De la grande section de maternelle en allant jusqu’au CM2, cette petite école n’accueillait qu’une vingtaine d’élèves.

Bien que nos maisons se faisaient face, tout juste séparées par la petite rue de l’Echelette, je ne connaissais pas beaucoup Juliette. En effet, nos parents respectifs étaient fâchés depuis bien longtemps et le plus souvent ces derniers ne s’adressaient la parole que pour échanger des quolibets ou des reproches.
D’ailleurs à bien y repenser, je me souviens que mes parents adoptifs étaient souvent fâchés…
Je crois ce matin-là avoir eu mon premier véritable élan d’altruisme.
J’ai pris Juliette par la main, je l’ai accompagnée jusqu’à la classe, puis je lui ai demandé de bien vouloir s’asseoir à côté de moi. Ensuite, je l’ai rassurée jusqu’à faire disparaître sa dernière larme.
Moi, jusque là, l’école ne me faisait pas peur.

Sur cette autre photo, prise le jour de la rentrée scolaire, le short est très court et mes genoux se touchent alors que mes pieds sont assez écartés l’un de l’autre. Presque au garde à vous, mes grosses chaussures orthopédiques me donnent l’air d’un petit soldat légèrement désarticulé. Depuis, mes cheveux qui sous les brûlures infligées étaient tombés ont repoussé.
J’affiche alors un large sourire. Il laisse apparaître à peine dissimulées sous ma lèvre supérieure deux grosses incisives terriblement écartées. Voilà ce que les gens appellent communément les dents du bonheur.
A l’inverse, j’ai toujours imaginé que le mien s’était enfuit par la béance de cet espace.




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