Raison perdue (7)
Date 17-12-2014 09:24:55 | Catégorie : Nouvelles confirmées
| Journal de Celine Britten II, suite
13 heures 36 : la sieste. Pas pour tout le monde : Polledri, Pique, Rameau et Labonté, sous le commandement du sergent Erbès, ont pris un Beaver pour aller patrouiller sur la piste. Le lieutenant Burnette, Totthill, Rhode et Boisnotte se sont postés sur la berge du Tampi. Je me balance dans mon hamac en fumant. Dans le hamac voisin, Ngwete en fait autant tout en lisant un gros bouquin relié de cuir qui ressemble à une bible. Comme pour donner raison à Dosoe, le lieutenant Carly a fait une brève et très discrète apparition. De temps en temps, un macaque dégringole de la canopée et vient frôler le toit du carbet avec un ricanement hystérique. Ce manège se reproduit une fois, deux fois, et puis la détonation d’un calibre 16 retentit, un petit corps tombe avec un bruit mou à quelques pas de moi, je ne tourne même pas la tête. Juste avant de m’endormir, j’entends la voix gouailleuse de Lutchman :
- Qui voudra manger du singe ce soir ?
14 heures 10 : je suis réveillée en sursaut par une fusillade. Mes compagnes bondissent sur leurs armes et se ruent dehors. Empêtrée dans mon hamac dont j’ai du mal à m’extraire, je me précipite à leur suite. A peine suis-je sortie qu’une rude poigne me saisit par un coude. C’est le lieutenant Marion, arrivé trop tard pour intercepter les autres. - Rentrez dans le carbet, Britten !
La fusillade continue mais ne semble pas se rapprocher. Je tourne la tête de tous côtés mais ne parviens pas à la localiser. Je sens la panique me gagner.
- Qu’est-ce qui se passe, mon lieutenant ?
- Calmez-vous. C’est à plusieurs kilomètres sur le fleuve, en amont. Nous ne sommes pas attaqués. Rentrez. Ceci ne nous concerne pas.
A ce moment, le Beaver de reconnaissance revient. Le sergent Erbès saute en marche, le visage défait : lui aussi a cru que Trompe-la-mort était attaqué. En tout cas, tout est calme sur la piste. Nouvelle relativement réconfortante, sachant que c’est notre seule voie de retour. Nous ne disposons en effet que d’un unique Zodiac, qui ne peut emporter qu’une poignée de personnes et un peu de matériel. Il est d’ailleurs censé ne servir qu’à mener quelques reconnaissances sur le fleuve, la première étant prévue pour le lendemain.
17 heures 36 : je me suis arrangée pour être de garde au bord du fleuve avec Lutchman. Labonté et Polledri sont avec nous. Les officiers ont été convoqués par Blonhoff qui va probablement les retenir une heure ou deux en leur infligeant ses théories fumeuses sur l’art de mettre en échec la guérilla en forêt tropicale. Le carbet le plus proche est à environ trente mètres. J’en profiterais bien pour continuer à discuter avec Lutchman, mais je me demande si Labonté et Polledri sont les témoins les plus indiqués pour ce genre de conversation.
Finalement, c’est Lutchman qui prend l’initiative. Je ne l’avais pas tout de suite remarqué, mais il est probablement ivre. En principe l’alcool nous a été formellement interdit, mais il m’avait déjà semblé que Lutchman n’était pas le seul à avoir emporté sa petite provision personnelle. Je l’ai d’ailleurs vu la compléter hier en confisquant le rhum trouvé sur les rebelles. Il a été assez habile pour que personne ne le remarque, sauf moi, mais je n’ai pas cru devoir le dénoncer. Je n’avais aucune envie d’aider la hiérarchie à s’arc-bouter une fois de plus sur des principes dont nous savons tous qu’ils sont à géométrie variable.
- C’est décidément bizarre, ces coups de feu, tout à l’heure, dit Lutchman comme si notre conversation d’hier ne s’était pas interrompue.
- Il y avait des combats un peu plus haut sur le fleuve, dit Labonté, je ne vois pas où est le bizarre.
- Il veut peut-être dire que c’est nous qui aurions dus être impliqués dans ces combats, suggère Polledri.
Il me vient une idée :
- Les rebelles ne se battent pas entre eux, jusqu’à preuve du contraire…
- S’ils sont tous du même calibre que les traîne-patins d’hier, moi je parie qu’ils en seraient capables, ricane Lutchman.
- Oh, ferme ça, Lutchman ! lui dis-je. Je ne vois qu’une explication : il y a des nôtres quelque part dans le secteur. - Alors qu’est-ce qu’on fout ici, bon Dieu ? grogne Lutchman, agressif.
- On sert d’appât, ou de leurre ?
Les mots sont sortis tous seuls de ma bouche. Les trois autres me regardent. Lutchman ne prend même pas la peine de se cacher pour s’envoyer une énorme rasade de rhum.
- Tu trouves toujours ta vie plus intéressante, Lutchman ? lui dis-je.
- De plus en plus, à mesure que la valeur que lui accorde notre hiérarchie dégringole en chute libre, répond-il en passant sa flasque à Labonté.
Labonté boit, puis Polledri, qui me tend le flacon. Je le repousse en secouant la tête. Lutchman éclate d’un rire strident :
- Un problème de stratégie, Britten ? Tu devrais peut-être prendre le Zodiac et remonter le fleuve à la rencontre de l’ennemi en montrant tes guiboles ?
A suivre...
|
|