Un rêve d'Alger la Blanche

Date 12-12-2014 08:20:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Ce soir-là alors que je m’apprête à m’endormir, la magie de la pleine lune saisit mon âme et me pousse à la rêverie. Alors que je me couche et que le sommeil me prend dans ses serres je crois voir au loin, par la fenêtre de ma chambre, dans la lumière de la nuit étoilée, la ville où je suis né : Alger la Blanche.

Je la vois sur la colline éternelle reposant sur une mer d’opale, cité lunaire à la blancheur écarlate. Sa beauté orientale m’entraîne sur la voie des amours de ma tendre jeunesse. Le soleil y occupe tous les espaces du ciel ; il a une relation sensible avec la mer dont les vagues caressent voluptueusement les rochers de la baie. Les vents subliment la beauté des plaines environnantes qui répondent à son souffle par les danses des feuillages des arbres qui les tapissent.
Je vois les bâtisses enlacer de leur blanc diamanté les courbes du paysage de la ville. Je vois les ruelles façonnées avec magie qui créent une intimité profonde entre la nature, les femmes et les hommes. Je vois la succession des cours, des terrasses entourés de jardins.

J’entends les expressions des pied noirs sirotant une anisette au café des Facultés, rue Michelet :
- « tu as vu le nouveau frangaoui qu’ils ont nommé à la poste »,
- Il en fait des zouzgouefs à sa place !
- Po !Po !Po ! et t’as vu comme il est gobbieux ! Pantagruel n’a qu’a bien se tenir !
- Aïwa, tu as raison ! …

J’entends aussi le bruit atroce de l’explosion d’une bombe dissimulé dans un bac à fleurs non loin du Coq Hardi, rue Charles Peguy. Je vois les cadavres de quatre femmes et une vingtaine de blessés criant, implorant, criant à la mort.

Un cri strident s’élève dans ma nuit lunaire.

Toujours saisi par mon rêve, mon esprit vogue, plane sur la ville blanche et s’arrête sans que je n’en comprenne la raison première sur le quartier de Bab El Oued. Je dépasse le désespoir de l’oubli et la voix de mon père, médecin commandant, neuropsychiatre, se fait entendre dans la maison des officiers de l’Hôpital Maillot, l’ancienne villa du Dey d’Alger. Dans le lointain, Notre Dame d’Afrique domine la ville depuis son promontoire.
C’est l’heure du déjeuner, il arrive à l’étage où se tient le mess des officiers après être passé par les deux cours mauresques. La première cours , celle du bas, est entourée de frises bleu de mer. Il y est entré par une grande porte aux deux vantaux multicolores. Quatre orangers, trois palmiers et deux poivriers anoblissent l’espace de cette cour occupée en son centre par une fontaine à l’eau rafraîchissante. L’autre cour à laquelle il accède par des escaliers tournant à angles droits est entourée de faïences peintes et émaillées. Je crois y être moi-même. J’y suis. Je deviens mon père. Je résiste installé dans le désir de n’être qu’un spectateur mais la beauté du lieu, les couleurs vives, jaune et vert, des faïences, les tapis de fleurs multicolores, leurs parfums subtils, la présence des bambous, des eucalyptus ainsi que les quelques oiseaux qui viennent se désaltérer dans les vasques d’une seconde fontaine finissent de me convaincre que dans ce rêve je suis lui et il est moi.

Dans ma nuit lunaire, je cueille des lys, des roses non loin de la fontaine mauresque.

Quelle sensation étrange que cette fusion filiale, même sil elle n’a lieu que dans un rêve.

Je décide de m’installer à la table du médecin colonel S.
Le maître d’hôtel du mess m’accueille :
- Mes respects mon commandant. Que souhaitez vous manger ce midi ? Nous pouvons vous proposer un tajine d’agneau, si vous le souhaitez » ?
- Cela ira bien mon adjudant. Allons pour un tajine d’agneau !
- Vous souhaiterez un peu de vin, mon commandant ?
- Non je vous remercie, je dois rester a jeun, étant l’officier de permanence aujourd’hui ;

Le tajine qui nous est proposé est un tajine aux abricots et aux amandes. Quel moment savoureux au milieu de la tension permanente qui règne dans les rues d’Alger ce 23 janvier 1959. Ce tajine très chaud est réconfortant, parfumé. Il embaume l’abricot. Les saveurs sucrés et salés de ce plat aux mille contrastes fait fleurir le soleil dans mon assiette et m’entraîne dans la magie de l’Orient où tout peut être si limpide parfois.
Les événements de la matinée et l’arrivée au mess du médecin capitaine M. du service de neuropsychiatrie me ramènent à la réalité et me font déjà oublier ces instants délicieux.

- « Mon commandant, un caporal chef du premier régiment étranger de parachutistes a pénétré dans votre service pour se saisir de Mohamed B.G que nous avions hospitalisé hier pour troubles bipolaires dans le quartier des détenus.
- Pour quel motif cette intrusion dans une enceinte médicale ?
- Ce patient serait un membre du F.L.N qui a participé activement aux événements d’Alger.. Ils veulent l’emmener et l’interroger.
- De qui émane cet ordre ?
- Du lieutenant L.P qui attend au poste de garde avec son escouade !
- Je veux le voir.
- Il vous attend au poste de garde, mon commandant !
- Albert, arrête de toujours me rappeler mon grade ! N’oublie pas que tu es invité à l’appartement dimanche.»

Je quitte précipitamment le mess des officiers pour me rendre au poste de garde où m’attend le lieutenant L.P entouré des membres de sa troupe armée jusqu’aux dents.
Ce lieutenant a un bandeau sur l’œil gauche qu’il porte à la manière d’un corsaire tout droit sorti du monde Peter Pan. Dès qu’il me voit, il m’interpelle :

- « Mon commandant, pour la sécurité de l’Algérie française, des Algérois et des Algéroises, je dois arrêter et interroger Mohamed B.G qui se cache dans votre service. Je vous somme de le remettre entre nos mains.
- Mon lieutenant, je crois savoir que vous avez déjà pris cette liberté en envoyant votre caporal chef de votre escouade le récupérer dans mon service de neuro psychiatrie.
- J’ai l’ordre du colonel B. d’arrêter ce fellaga pour des motifs de sécurité nationale !
- Ce fellaga est un être humain qui a besoin de soins. Vous êtes en contravention flagrante avec des consignes établies par mes soins dans cet hôpital militaire, suite aux événements de la bataille d’Alger. Vous devez avoir mon autorisation pour procéder à un interrogatoire, sans qu’il en résulte de dommage pour la santé de l’intéressé. Toute autre manière de procéder me paraît inacceptable et contraire à toutes les traditions de la Médecine Française. Ce patient n’est pas en état de vous suivre.»

Un non puissant s’élève dans ma nuit lunaire !

Agacé, le lieutenant s’écrie :
- « L’ordre venant d’un officier supérieur, vous devez me livrer ce membre du FLN entre nos mains ».
- En tant qu’officier de permanence de l’hôpital, je suis l’autorité supérieure de l’établissement militaire. En tant que tel, je vous somme de rappeler votre caporal chef et de quitter les lieux, sans quoi je vous mets aux arrêts. »

Tout penaud, le lieutenant L.P et son escouade s’éloignent de l’hôpital Maillot et rejoignent le centre d’Alger en passant par le cimetière de Saint Eugène et les immeubles des rues Cardinal Verdier et Réaumur.

Dans mon rêve alors, je sens mon père me quitter à moins que cela ne soit moi qui le quitte. Et il me dit :

- « Mon fils, aurais-tu retrouvé la voie de l’amour filial en t’identifiant à moi ?
- Papa, mes souvenirs d’enfance en Algérie peuvent être des souvenirs reconstitués par mes représentations émotionnelles.
- Nous le savons bien l’un et l’autre mais tu ne réponds pas à ma question.
- Ah, parce qu’il s’agissait d’une question ! Pardon. Probablement. Sûrement. Oui. »

Et dans ma nuit lunaire, j’entends le réveil. Je me redresse alors dans mon lit avec une énergie guerrière pour me retrouver assis, le buste droit. Je suis très étonné de me retrouver dans cette position. Et pendant quelques secondes, je suis là, je ne suis pas, je vagabonde encore dans les limbes des rêves.

Ma femme me dit alors :

- « Qu’es-ce que tu as remué cette nuit ! L’on aurait dit que tu participais à une bataille rangée !
- Tu exagères un peu. J’ai conscience d’avoir beaucoup bougé et parlé pendant cette nuit. Mais une bataille rangée toute de même !
- Tiens, Laure est réveillée ! »

Après avoir frappé à la porte, notre fille Laure rentre dans notre chambre :

- « Papa chéri, je t’ai entendu crié non pendant la nuit. J’ai entendu ton non. Aurais tu fait un cauchemar ?
- Non, en fait j’ai fait un beau rêve. J’ai retrouvé la voie de l’amour de mon père ».




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