Ce que je veux c'est rester avec toi
« Je n’aime pas ce job mais j’ai besoin de l’argent ! » chantait le leader de UB40. Combien de fois mon cerveau avait-il dit ça au reste de mon corps tandis que je transportais des palettes d’un point à un autre, sans chercher à comprendre pourquoi ? Je ne sais plus, j’avoue.
Je vais aller au planning pour vérifier que je ne suis pas d’astreinte dimanche. Ce serait dommage de griller ma soirée de samedi. Quoique. Qu’est-ce qui m’empêche de m’amuser ? Je serai juste un peu plus dans le gaz que d’habitude, c’est tout. Une armée de fantômes préparera les paquets des clients. Excellent ! J’imagine bien le tableau, avec mes collègues se remettant eux aussi d’une soirée mouvementée.
Je vous vois, monsieur le client, avec votre papier sur lequel s’égrènent les codes articles, les références produit et la description de vos meubles en kits. Pour moi, c’est du chinois mais je vous souris comme si je maîtrisais ce charabia. En fait, je suis le seul d’équerre ici. Mes collègues cuvent.
Normalement, c’est le petit Alphonse qui s’occupe de ça ou la grande Mélanie. On les appelle le ‘front desk’ dixit la direction. Aujourd’hui c’est encore plus vrai que la semaine. Ils ont vraiment mal au front. Mélanie s’est prise une murge avec ses copines du hand-ball après avoir laminé les joueuses de Cergy. Alphonse s’est encore torché à la bière avec ses potes du club ‘Donjons et Dragons’ pendant une partie de ‘Poutrelles et Gargouilles’, leur nouvelle addiction. Résultat des courses : on a tiré à la courte paille pour choisir les volontaires au contact frontal.
Les gagnants du tirage au sort sont Robert dit ‘Roro’ et ma pomme. Pourtant, Robert n’a pas bu que de l’eau hier soir avec sa famille de gros balourds. Lui, son truc, c’est le rouge qui tâche, la musique populaire tendance Sardou et les discussions à deux balles sur la France qui part en couilles. En général ça se termine par un concours de celui qui pisse le plus loin. Moi, je ne suis pas en meilleur état. Souvent, on va chez des potes ou alors à un concert trouvé par ma copine Zoé. On se fume de la bonne afghane, on essaie d’autres trucs un peu exotiques. Je rentre chez moi avec Zoé et on finit la soirée à la pipe à eau, histoire de bien dormir. Je sais, les ligues de vertu et les médecins de la vieille école prétendent que Roro et moi c’est pareil, qu’on est des drogués et des gars inconscients. Ce genre d’arguments nous fait marrer vu qu’on n’est dangereux que pour nous-mêmes ; je me déplace en taxi ou à pied tandis que Roro reste accroché à son sofa. On n’est pas comme ces connards qui roulent bourrés ou éclatés aux amphétamines.
Monsieur le client m’explique pourquoi il a choisi le kit Lambda. Roro se marre en douce. Comme si j’en avais quelque chose à foutre de sa vie au naïf qui achète des meubles fabriqués dans un pays du Tiers-Monde par des petits sous-développés prépubères. Il croit contribuer à l’expansion du modèle occidental et à l’écologie parce que la marque est suédoise. J’écoute son exposé savant sur les différentes remises affichées en tête de gondole et les points durement amassés sur sa carte de fidélité. Il a l’air content le bougre. Je ne veux pas le décevoir alors je le regarde d’un air rassurant, avec une putain de tronche d’instituteur, puis je hoche la tête avant de partir en direction de l’entrepôt logistique.
J’ai fait correctement mon job. Aux autres d’assurer maintenant. Les zombies du dimanche matin regardent le bon de prélèvement, vérifient mon gribouillage puis bougent leur carcasse vers les zones de stockage. Au vu de leur état comateux, je parie qu’un quart des cartons seront inadaptés à la commande.
Monsieur le client est tout excité à mon retour. Roro a disparu. Je suppose qu’il est parti chercher les articles de son demandeur. A son tour d’affronter les yeux vides d’un commando fatigué et déjà pressé d’en finir avec la manutention dominicale. J’énonce proprement le bon de sortie à mon affamé du mobilier en pin. Il opine du chef à chaque référence. S’il savait. Il sera assez temps, chez lui quand il constatera que la porte Bidule ne fonctionne pas avec l’armoire Machin de son kit Lambda, d’appeler le manager Tartempion et de lui crier son mécontentement à lui, monsieur Dugenou, fidèle parmi les fidèles, pilier de la société de consommation. Enfin, c’est réglé. Le gars est parti avec son trolley rempli à ras bord de cartons. Je peux passer à Madame la cliente, venue avec sa grand-mère ou sa sœur, je ne sais pas encore mais ça ne saurait tarder, pour récupérer son lot Trucmuche. Je lui sers le même sketch, en version réchauffée.
Allez, j’arrête la séquence fiction. Il sera assez tôt pour savoir si je suis d’astreinte dominicale ou non. Je remets mon lecteur en marche, histoire de m’en prendre plein les oreilles à coup de bonne musique jamaïcaine. De toutes façons, on peut être sourd ici vu que tout se règle par des codes couleurs et des signaux de sémaphore.
Ce soir, je verrai Zoé. Je saurai pourquoi je vais passer ma jeunesse à porter des cartons, à écouter des plaintifs et à hocher la tête sans réfléchir. Ali Campbell a raison. Il le chante trop bien, dans un refrain si simple que j’en frissonne à chaque fois. « Ma vie est une vaste plaisanterie mais elle n’est même pas drôle. Les gens autour de moi me disent ce que je dois faire. Moi, tout ce que je veux c’est rester à la maison avec toi. »
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