Raison perdue (6)
Date 30-11-2014 11:00:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées
| Journal de Celine Britten II
Mercredi 9 octobre 1985 :
9 heures 17 : il a fallu s’arrêter à plusieurs reprises pour dégager la piste qui était barrée par des enchevêtrements de branches et de morceaux de troncs d’arbres. Quatre d’entre nous déblaient à la tronçonneuse sous la protection du reste du groupe, le doigt sur la détente. Personne ne dit grand-chose, mais même les plus obtus pensent avoir compris que ces obstacles ne doivent rien au hasard : ils sont là pour ralentir notre progression. Chacune de ces haltes nous met à la merci d’une attaque surprise, et quand bien même l’ennemi ne serait plus à proximité, nos tronçonneuses s’entendent sûrement à des kilomètres. Nous sommes repartis dès le lever du soleil, il y a un peu plus de trois heures, et nous n’avons pas dû parcourir plus d’une quinzaine de kilomètres depuis l’endroit où nous avons enterré le capitaine Singh.
Les officiers essaient de manifester de la confiance et de l’assurance, mais nous les sentons nerveux et inquiets. Cette bande de Tupikwara disparue, cet accrochage ayant si facilement tourné à notre avantage, les morts de Delaney et Singh, tout cela ne semble pas correspondre à l’idée qu’ils s’étaient fait de notre mission, dont ils ne nous ont d’ailleurs toujours pas révélé l’objectif. Seul Marion affiche une impassibilité parfaite, bien qu’il fume pipe sur pipe, ce qui me fait me demander combien de kilos de tabac il a pu fourrer dans son paquetage. Si j’allumais autant de cigarettes que lui de pipes, il ne resterait pas grand-chose de l’unique cartouche d’américaines que j’ai emportée. Les fumeurs constituent à peu près la moitié du groupe, mais chacun veille jalousement sur sa provision. Quand j’aurais grillé la dernière, je n’aurais plus qu’à mendier auprès des copains, avec fort peu de chances de succès, je le crains. Mais le lieutenant Marion, à qui j’ai adressé quelques allusions, me rassure :
- Je vous apprendrai à fumer à l’indienne. Vous verrez, c’est bien meilleur que cette saloperie industrielle que vous vous envoyez dans les poumons.
Du coup, je décide de ne plus faire aucun effort pour me rationner, tout en me traitant (pourquoi ?) de sacrée idiote.
10 heures 48 : nous pénétrons dans une vaste clairière, le premier espace vraiment dégagé que nous voyons depuis que nous nous sommes enfoncés dans la forêt. Des carbets en ruine sont disséminés de part et d’autre de la piste. Celle-ci s’arrête à l’extrémité de la clairière, où elle finit en un large terre-plein qui descend en pente douce vers les eaux sombres et marbrées de ce qui doit être une crique ou une rivière. Ordre est donné aux quatre sections composant le groupe de choisir cinq carbets parmi les moins dégradés, d’y suspendre leurs hamacs et d’y installer leurs affaires, les officiers se réservant le plus spacieux des cinq. S’ensuit une série assez confuse de palabres et de tractations avec la hiérarchie, les volontaires féminines réclamant de loger ensemble dans un carbet séparé. Les quelques nuits de promiscuité passées dans les Beaver ont donné envie même à la plus négligée d’entre nous de se rafraîchir sérieusement. Le commandant Blonhoff, que ces « histoires de bonnes femmes » - selon ses propres termes – assomment, délègue au lieutenant Carly le règlement de la question. En tant que femme et officier, Carly, qui reste le seul adjoint direct du commandant depuis la disparition de Singh, aurait de toute évidence préféré affronter seule une meute de pécaris déchaînés. Mais bien qu’elle ait tendance à se prendre beaucoup trop au sérieux, elle n’est pas si sotte et ne peut faire autrement que nous accorder un carbet séparé. Dosoe, Bias, Ngwete, Lonia et moi nous préparons donc avec joie à investir notre carbet. Carly nous regarde rassembler notre barda en pinçant les lèvres.
- Vous nous ferez bien le plaisir de vous joindre à nous, mon lieutenant ? lui demande Bias.
- Je vais y réfléchir, répond Carly d’un ton cassant en tournant les talons. - Quand l’envie de changer de soutif et de culotte sera la plus forte, ce sera tout réfléchi, ma cocotte, siffle Dosoe.
11 heures 54 : le commandant Blonhoff nous réunit tous pour un briefing. L’endroit où nous sommes, nous apprend-t-il, est un ancien village de chercheurs d’or clandestins abandonné depuis plusieurs années. En observant la physionomie de certains – Marion, Déodat, Dos Santos, Rameau – je comprends qu’ils avaient reconnu le site. Ce cours d’eau, poursuit Blonhoff, n’est autre que le Tampi, qui se jette à quelques dizaines de kilomètres en aval dans l’Arimuri. Arimuri dont l’embouchure se situe à peu près à égale distance entre Desabres et Raleigh et dont le cours servait encore il y a peu de frontière aux anciennes colonies anglaise et française. C’est donc une voie de pénétration d’une importance capitale, importance qui jusqu’à présent, pour des raisons indéterminées, semble avoir échappé aux rebelles. Ce qui ne signifie pas qu’il en sera ainsi indéfiniment. La mission du groupe consiste donc à exercer une surveillance très étroite de la circulation fluviale à cet endroit, à signaler tout mouvement suspect, voire à s’y opposer si les circonstances le justifient et si les moyens le permettent. C’est tout. Des questions ?
Volper lève un doigt hésitant. C’est le plus jeune du groupe. Il n’a que dix-neuf ans, et nous sommes plus d’un à nous demander ce que fait ici ce métis dont le père s’est envolé pour la France il y a des mois et qui devrait être assis dans un amphithéâtre de la Sorbonne.
- Mon commandant, cet endroit a bien un nom ?
Blonhoff se tourne avec consternation vers ses subordonnés. Je vois Déodat, Dos Santos et Rameau remuer les lèvres en silence. Marion, après un bref signe de tête qu’il réussit à adresser simultanément aux trois camarades et au commandant, répond :
- Du temps où il était habité, ce village s’appelait Trompe-la-mort.
A suivre...
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