Raison perdue (5)
Date 22-11-2014 06:40:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées
| Journal de Celine Britten II (Mardi 8 octobre 1985) :
18 heures 08 : la fouille des rebelles abattus nous réservait quelques surprises. Ils étaient tous munis d’armes de fabrication soviétique ou brésilienne. Trois d’entre eux étaient étrangers : deux Colombiens et un Vénézuélien. Outre leurs passeports maculés de sang, nous avons extrait de leurs poches quelques paquets de cigarettes, une flasque de rhum, et divers objets sans intérêt. Les cinq autres étaient des nationaux, dont un ancien adjudant-chef de l’armée française et un ex-fonctionnaire de l’administration coloniale britannique. Ils ne transportaient ni radio, ni nourriture, ni provision d’eau, ce qui donne à penser que leur base n’est sans doute pas loin.
- C’est bizarre, tout ça, me confie Lutchman en m’aidant à ranger les effets des rebelles dans des sachets de plastique, je n’arrive pas à comprendre ce que ces gars faisaient ici. Je veux dire qu’on les a eus trop facilement.
Je le regarde, perplexe. - Qu’est-ce qui te gêne exactement, Lutchman ?
Il jette un bref coup d’œil alentour et se penche vers moi en murmurant :
- Tu les as bien regardés, ces gars, tu as vu leurs papiers ? Le plus jeune doit avoir une quarantaine d’années. Depuis quand les rebelles recrutent des papys ? Je croyais qu’ils s’arrangeaient plutôt pour enrôler des gamins : les jeunes ne réfléchissent pas trop avant d’aller au casse-pipe, c’est connu. Tu files une Kalachnikov à un môme de quinze ou seize ans, il n’attendra même pas que tu lui expliques sur qui tirer pour se mettre à envoyer la sauce tous azimuts. Mais ces pauvres mecs… Celui qui a tué Clive n’a même pas dû le faire exprès.
C’est à mon tour de regarder autour de nous avec inquiétude. Instinctivement, je me mets à chuchoter pour lui répondre :
- Tu n’es quand même pas en train d’insinuer qu’on a massacré une bande de copains partis à la chasse ?
- Non, non. Je me dis juste que ces types, mis à part peut-être l’ex-biffin et à la rigueur le rond-de-cuir, ont connu leur baptême du feu aujourd’hui. La plupart d’entre nous aussi, d’ailleurs. On a eu plus de chance qu’eux, mais on n’a pas démontré notre supériorité . - Admettons, mais alors qu’est-ce qu’ils faisaient avec les rebelles ?
- La même chose qu’eux. La même chose que nous. On fait tout ça et on est ici pour rendre notre vie plus intéressante.
- Tu te paies ma tête !
- Tu veux des preuves ? Ecoute : tu veux savoir où je serais et ce que je ferais si je n’étais pas ici ?
- Je pense que tu serais sûrement en train de te saouler dans un bordel miteux de Raleigh, avec une pute à deux ronds perchée sur chaque genou.
Lutchman sourit de toutes ses dents :
- Possible, mais pas seulement. Je passerais surtout le plus clair de mon temps à conduire le taxi de mon père entre Raleigh et Desabres, et en rentrant à la maison - j’habite chez mes parents - je devrais subir les récriminations de ma mère qui me reprocherait de puer le rhum et la pute à six pas, et l’entendre se lamenter sur l’avenir de mes trois sœurs qui sont trop gourdes pour se trouver un mari. Voilà . Passionnant, non ? Et toi ?
Je n’ai pas besoin de longtemps pour réfléchir :
- Eh bien, je suppose que je serais en train de me préparer à faire ma dernière année d’université. Je n’aurais qu’une idée en tête : décrocher ce foutu diplôme. Je serais incapable de penser à autre chose qu’aux examens de fin d’année, et particulièrement aux oraux. J’aurais un grave problème de stratégie avec les oraux : devrais-je faire comme quand j’ai passé mon permis de conduire, à savoir y aller en minijupe ?
Nous éclatons de rire, ce qui attire l’attention de plusieurs camarades qui font mine de s’approcher dans l’espoir de partager notre hilarité. Je saisis Lutchman par l’épaule et lui glisse rapidement :
- Il faudra qu’on reparle de tout ça. Peut-être avec un ou deux autres copains. Ta position n’est pas claire.
Il hoche la tête en silence et s’éloigne. Je le rappelle :
- Eh, Lutchman ! Une dernière chose : si je te surprends à essayer de m’imaginer en minijupe, je t’éclate la tête.
A suivre...
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