Raison perdue (3)

Date 15-11-2014 14:00:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Journal de Celine Britten, deuxième du nom

12 heures 07 : notre Beaver est enfin sorti de son trou. Je m’étais offerte pour plonger afin de dégager le câble du treuil, mais le lieutenant Marion s’y est opposé :

- Je ne mets pas en doute vos qualités athlétiques, Britten, mais vous devriez relire votre contrat : il stipule que vous courez le risque éventuel de tomber sous les balles des rebelles, mais il ne vous autorise pas pour autant à risquer votre précieuse peau sans nécessité absolue. Gardez donc votre souffle pour des choses plus importantes.

- Quelles choses, par exemple, mon lieutenant ?

- Fuir, a-t-il répliqué sombrement en me plantant là.

En tout cas, les Tupikwara, qui auraient largement eu le temps d’arriver, ne se sont pas montrés. Mais personne ne se risquerait à dire que c’est bon signe. Nous savons tous très bien que nous venons de pénétrer dans une région où, encadrés par les rebelles, ils ont déjà monté des embuscades meurtrières. Notre groupe est lourdement armé, mais nous ne sommes plus que vingt-deux. A peine le quart d’entre nous peut prétendre avoir une réelle expérience de la forêt. Le lieutenant Marion est de loin celui qui la connaît le mieux ; à l’en croire, c’est surtout parce qu’il s’y est beaucoup égaré volontairement, en ne comptant que sur ses propres ressources et sur un sens de l’orientation exceptionnel pour retrouver son chemin. Quand il raconte ses errances passées, il reconnaît volontiers que c’était de l’inconscience pure et simple. « Mais j’étais sûr que ça me servirait un jour », nous dit-il, avant de conclure avec un petit rire : « Ici, nous ne sommes que dans un petit recoin de l’Amazonie : en marchant droit devant soi, on finit toujours par arriver quelque part. C’est juste une question d’endurance, de confiance.»

- Et de chance, mon lieutenant ? ai-je demandé une fois.

- De chance aussi, oui, a répondu Marion, soudain grave.


16 heures 24 : le commandant a donné le signal du départ trois heures plus tôt. Après un repas expédié rapidement – même Déodat réputé pour sa voracité a chipoté – nous avons repris la piste.

Le lieutenant Marion a pris place dans notre Beaver, qui est toujours en tête de colonne. Le capitaine Singh a été relégué dans le véhicule d’arrière-garde, où il se trouve sous l’œil vigilant et furibond du commandant Blonhoff. Les bavardages vont bon train sur cette révolution hiérarchique, avec leur cortège de commentaires et de pronostics sur la disgrâce de Singh. Je les écoute d’une oreille distraite, car je me concentre sur ma conduite. Juste avant de repartir, Marion a décidé de me confier le volant du Beaver, sans doute pour compenser son refus de m’avoir laissé plonger.

La piste est très peu praticable. Les véhicules franchissent les creux, trous et ornières en infligeant des cahots terribles à leurs occupants. Les carénages qui protègent le soubassement des Beaver rendent parfois un son métallique à faire froid dans le dos. Tous les cinq kilomètres, nous faisons halte ; le chauffeur, sous bonne escorte, descend et inspecte le dessous de son véhicule à la recherche de toute fuite ou avarie visible à l’œil nu. Quoique fastidieuse, chacune de ces pauses est la bienvenue : elle permet d’échapper quelques instants aux relents de gas-oil brûlé mêlé de sueur humaine qui empuantissent les habitacles, le nôtre étant de surcroît pollué par la pipe du lieutenant Marion. Les Beaver sont des engins trop rudimentaires pour être équipés de la climatisation, et trop militaires pour bénéficier d’ouvertures généreuses. Si au moins on pouvait rouler les capotes, on serait à l’air libre, mais les officiers ont donné l’ordre de rouler toits fermés.



A suivre...




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