Conte à rebours

Date 28-10-2014 13:24:29 | Catégorie : Nouvelles


Conte à rebours


Nan-Nan endossa son perfecto, prit les clés de sa moto et quitta la maison en claquant la porte. Elle enfourcha sa monture mécanique et démarra en trombe sans se soucier des voisins, de son fiancé et du qu'en-dira-t-on. Direction la forêt, le dernier endroit où s'éclater prenait encore du sens.

Sur la route, elle aperçut une grande rouquine, le pouce en l'air, visiblement en rupture de ban elle aussi. Nan-Nan stoppa sa machine et héla l'inconnue.
— Eh, la girafe, tu attends quoi sur cette route ?
— Je me casse de ce monde de couilles molles, répondit la rousse. Et toi, la rase-moquette, qu'est-ce que tu fabriques dans les parages ?
— La même chose que toi, on dirait ! Pose ton cul à l'arrière, on va aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte ou si on peut la fumer.
— Je prends. Moi c'est Red, et toi ?
— Appelle moi Nan-Nan et ne te marre pas, je le prendrais mal.
— Ne t'inquiète pas, chérie, et fais cracher les chevaux !
Les deux femmes partirent au loin, vers le royaume des bois, un lieu qualifié de gothique par les craintifs et les bien-pensants du village. Nan-Nan emprunta un chemin terreux, à travers les arbres et les plantes grimpantes, s'enfonçant de plus en plus profondément dans l'inconnu.

Au bout d'une bonne heure, Nan-Nan repéra sur sa droite une maison éclairée et elle proposa à Red de s'arrêter un moment pour voir s'il y avait quelque chose à manger dans cette bâtisse. Red accepta sans se faire prier. Nan-Nan parqua son cheval métallique et se dirigea vers la porte, suivie de près par sa compagne de fortune. Elle tourna la poignée et entra dans les lieux. A sa surprise, elle réalisa que ce n'était rien d'autre qu'un bar et pas une cabane de bûcherons ou un abri de garde-forestier.
— Allons s'en jeter un petit au zinc, dit-elle à Red.
— J'offre la première tournée.
Un rapide coup d’œil circulaire lui permit de repérer la place. Elle ne détecta rien de louche, nul nabot malicieux ou aviné, pas la moindre trace de casseurs de tête, juste une assemblée variée et colorée de péquins en train de boire et de discuter.
Arrivée au comptoir, Nan-Nan avisa le barman, un grand chauve au physique ingrat.
— Eh, double-mètre, fais péter deux mousses ! Et pas des chopines pour gamines !
— C'est parti, demie-portion, répondit l'aubergiste.
— C'est quoi ton blase, beau gosse ? Moi c'est Red, dit la rouquine.
— Igor. Et la petite, elle a un prénom ?
— Nan-Nan. Et ne rigole pas, play-boy ou je t'émascule avec les dents.
— Pas de risque, petit bout, ici pas mal de clients ont des noms bien pires. Vous n'allez pas tarder à le savoir, je parie.
— Pourquoi ça ? C'est quand même pas un club de rencontres, rétorqua Nan-Nan.
— D'habitude non mais vue la tronche de certains dès votre entrée dans mon rade, je prédis une ruée de gros lourdauds vers vos petits culs.
— On va bien se marrer, ironisa Red.
— C'est plutôt cool de le prendre aussi bien. La dernière fois, à votre place il y avait une pétasse du genre reine de beauté, venue avec son troupeau de copines. Que des blondes. La cheftaine s'appelait Barbie et elle passait son temps à se lisser les cheveux, à se regarder dans le miroir et à tordre de la fesse. Autant vous dire que j'ai du en calmer, des ardeurs masculines ce soir-là.
— Pas de lézard, Igor, nous on aime les hommes, les vrais, répliqua Red. Les gras du bide, les écourtés du sexe ou les mous du bulbe, on les affranchit de suite, histoire d'éviter les emmerdes.

Igor n'avait pas exagéré. A peine avait-il tourné le dos que deux dragueurs du dimanche pointèrent leur nez et s'incrustèrent à côté des demoiselles du comptoir.
— Alors les princesses, je vois qu'on est nouvelles dans le coin, dit celui installé à la droite de Red.
— Je vous remets, les gars, dit Nan-Nan. Vous êtes Holmes et Watson, c'est ça ?
— Non, moi je dirais plutôt Dupont et Dupond, objecta Red.
— Vous n'avez pas votre langue dans la poche. Moi c'est Loulou et mon pote s'appelle Foxy.
— Et qu'est-ce que vous racontez de beau, les amoureux ? Racontez nous une belle fable, avec des néons, du glamour et des extra-terrestres, demanda Nan-Nan.
Foxy essaya de sortir des phrases intelligibles et il récolta une salve de rires moqueurs. Loulou cligna langoureusement des yeux, à la Rudolph Valentino et n'obtint en retour qu'une moue écœurée. Après dix minutes de pur ridicule, les séducteurs de service adoptèrent un retrait stratégique, sous le regard bienveillant d'Igor.
— Vous avez la fibre sociale, c'est évident, remarqua le barman.
— En vérité, on a le cœur sur la main, répondit Red, mais il faut trouver laquelle.
— Le défilé ne va pas s'arrêter à ces petits joueurs, prévint Igor.
— Tu nous protégeras, ô toi viril géant, dit Red. J'aime les grands costauds avec zéro poil sur le caillou, surtout quand ils se battent pour ma virginité.
— La règle est simple chez moi : pas de bagarre, juste des mots. On n'est pas à la ville, précisa Igor.
— Chef, oui, chef, répondirent en chœur les deux chipies.

Igor avait vu juste, une fois de plus.
Les premiers aventuriers furent quatre frères, identiques de la tête au pied et vêtus d'un étrange pyjama rayé jaune et noir. Le plus petit, certainement le chef, commença à se vanter de ses exploits là-bas dans l'Ouest lointain, tandis que le plus grand, un niais de compétition, n'arrêtait pas de demander à quelle heure on mangeait. Les deux autres hochaient le menton, en signe de servilité.
« On ne fait pas dans les partouzes. » répondit sèchement Nan-Nan quand le sujet vint sur la table. Igor leur indiqua la sortie et la fratrie d'abrutis partit une main devant, une main derrière.
La suite s'avéra plus hétéroclite.
Un gros plein de soupe, probablement un ogre, tenta sa chance avec Nan-Nan et se vit recalé à la question piège « Combien de mois faut-il à neuf femmes pour faire un enfant ? ».
Sept modèles réduits adoptèrent une stratégie collective, avec en fer de lance le plus vendeur de la bande, un mignon prénommé Joyeux. Red l'aurait bien embarqué pour un coup vite fait sur le gaz mais Nan-Nan lui fit remarquer, à juste titre, qu'il était de la jaquette. Sans leur tête de gondole, ils avaient moins fière allure : l'un ronchonnait, l'autre dormait sur le zinc, sans compter l'allergique parti à éternuer toute la nuit. Red aurait bien déniaisé le benjamin mais il avait quand même l'air trop en retard pour faire son éducation en une heure douche comprise. Nan-Nan se coltina les regards de crapaud mort d'amour de l'avant dernier, un spécialiste de l'approche latérale et du jeter de cœurs. Quant à l’aîné, il avait dépassé la date de péremption depuis longtemps et même un bol de pilules bleues n'aurait pas suffi à raviver son bambou. « Je ne sais pas qui a pondu une portée pareille mais elle a bien fait de les perdre dans la forêt. » conclut Nan-Nan après leur départ forcé.

Le cirque s'était à peine arrêté que tout le bar devint subitement silencieux.
Nan-Nan et Red se retournèrent et virent entrer quatre femmes. L'une d'elles, probablement la mère, ne ressemblait pas à une reine de beauté, bien au contraire. Elle était encadrée de deux laiderons, plus jeunes et certainement de son sang. La quatrième, habillée comme un sac, resplendissait d'une beauté naturelle rarement vue en ce monde. Tous les yeux se fixaient sur elle, du prince déchu au nain de jardin. Le quatuor s'attabla au milieu de la salle et se concentra sur la lecture de la carte.
— Qui sont ces cagettes ? Je parle des trois boudins, pas de la belle souillon, demanda Nan-Nan à Igor.
— La vieille peau, c'est Madame de Tremaine, une riche veuve du coin. Les deux autres sont ses filles Anastasie et Javotte. Elle cherche depuis longtemps à les marier à un bon parti, si possible un beau gars blindé de fric, doté d'une particule et propriétaire d'un château. Personne n'en veut, même pour la rigolade.
— Je suppose que le canon qui les accompagne n'est pas de la même famille, dit Nan-Nan.
— Exactement. C'est la fille du défunt mari, issue d'un premier mariage. Elle paie sa lignée et son physique par des vexations permanentes et un rôle de bonniche. Son nom est Cendrillon.

A peine Igor avait-il lâché ces informations essentielles que Cendrillon se leva et se dirigea vers le bar.
— Bonjour Igor, dit-elle avec un doux sourire empreint de tristesse. Je viens passer la commande.
— Bonjour Cendrillon, répondit Igor. Je suppose que vous avez tout bien noté sur un papier, comme d'habitude.
— Oui. Combien de temps avant d'obtenir les entrées et les apéritifs ? Madame de Tremaine est très impatiente ce soir.
— Cinq minutes pour les boissons. Dix minutes pour le reste. Je vais aller présenter mes hommages à votre belle-mère et à vos demie-sœurs. Profitez en pour taper la causette avec ces deux filles très sympathiques. Je vous présente Nan-Nan et Red.
— Bonjour mesdemoiselles, moi c'est Cendrillon. Je suis ravie de vous connaître.
— Salut Cindy, dit Nan-Nan. Je me permets de t'appeler comme ça. C'est moins tarte.
— On t'offre une bière, chérie, dit Red. Igor fais péter les roteuses !
— Ma belle-mère ne va pas aimer, objecta Cindy.
— Tu es majeure et vaccinée, oui ou non ? On n'est plus au Moyen-Age, dit Nan-Nan.
— Vaccinée, je ne pense pas. Majeure, je ne sais pas.
— Dans quel trou vis-tu ? On dirait mon ex, répliqua Nan-Nan.
— Tu n'aimerais pas mon coin, répondit Cindy.
— Tu ne m'avais pas parlé de ton ex, Nan-Nan, lança Red.
— Laisse tomber, c'est un petit joueur. Tu sais, le genre de gars gentil, qui voit le monde en rose et chante tout le temps. En plus, il conduit une voiture jaune. Tu le crois ça ?
— Tu as touché le gros lot, remarqua Red. Je suppose que c'était le plus beau du village.
— Carrément. Il est mignon, si on aime le genre propre sur lui.
— Moi, je n'ai pas le droit de parler aux hommes, sauf à Igor quand je viens ici, avoua Cindy.
— Quoi ! C'est trop lourd, s'écrièrent en chœur Red et Nan-Nan.
— Au fait, pourquoi Igor est-il favorisé ? C'est quand même étrange vu l'engin, dit Red.
— Tu es aveugle ou quoi ? Il n'est pas intéressé par les filles, l'affranchit Nan-Nan.
— Je n'avais rien vu, confessa Red.
— Moi non plus, dit Cindy.
— Il a rencardé Joyeux dans notre dos, pendant que Red jouait à la maman avec Simplet et que je slalomais entre les cœurs de Timide. Ce soir, le géant chauve va nous jouer un concerto pour rondelle et orchestre. Je n'aimerais pas être dans les parages, ça va couiner ferme.
— Je ne comprends pas bien, dit Cindy.
— Je t'expliquerai, répondit Nan-Nan. Bon, si je résume : tu es vierge, isolée, exploitée et belle.
— Belle, je ne sais pas. Pour le reste, je ne peux pas prétendre le contraire.
— T'inquiète, répliqua Red. On te le dit : tu vas en faire sonner des clochettes.

Igor avait enfin terminé son round diplomatique. Il revint derrière le comptoir et regarda les trois jeunes femmes.
— Je ne vous connais pas encore bien, vous deux, mais je sens venir un coup pendable, ironisa-t-il.
— On va sauver le soldat Cindy, proposa Nan-Nan.
— Que dois-je faire pour vous aider ?
— Tu nous dis où est le disjoncteur et on éteint la lumière pendant trois minutes, le temps de décamper avec notre nouvelle amie, expliqua Red.
— Quand ?
— Hier ! Mais non, ami pinnipède, on n'a pas toute la soirée. L'effet de surprise c'est maintenant ou jamais, précisa Nan-Nan. On voit que tu n'as pas remplies tes obligations militaires.
La suite respecta à peu près le schéma initial. Red fit sauter le disjoncteur, Nan-Nan prit Cindy par la main et les trois filles se ruèrent dehors, en passant par la sortie de secours. Elles enfourchèrent la moto et partirent dans la nuit. Plus personne n'entendit parler de Cendrillon.
Nan-Nan se reconvertit en tant qu'agent artistique et Red devint avocate d'affaires. Leur plus fidèle cliente fut un célèbre top-model américain, une blonde incendiaire connue sous le nom de Sandy.



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