Des atomes et des cellules
Des atomes et des cellules. C'est ce que nous sommes en définitive, rien de plus. Il m'a fallu trois cent cinquante ans pour en arriver à cette conclusion et pourtant j'en ai eu des indices sous les yeux. Comme quoi, on peut avoir voyagé à travers l'univers, la vérité apparaît tardivement quand on se voile la face.
Je marche sur le sol désertique de la Lune, à la recherche de survivants. Avant la folie des hommes, ce satellite abritait des colonies de scientifiques et de militaires, de toutes les nations, de toutes les confessions et de toutes les couleurs. Un petit échantillon de la diversité humaine. Les deux populations vivaient côte à côte, dans un respect mutuel : les militaires servaient l'intérêt commun et préservaient l'ordre, tandis que les chercheurs étudiaient les étoiles et la naissance de l'Univers.
Je me souviens de mon premier passage dans une de ces stations lunaires, il y a plus de deux cents ans. Je revenais alors d'une longue mission aux confins de la Voie Lactée. A l'époque, mon chef m'avait ordonné de prendre des vacances et j'avais choisie la Lune comme destination. Arrivé sur Luna III, la plus récente des bases installées sur la face cachée, je m'étais présenté au commandant en chef. — Alors Ackerman, vous avez décidé de poser votre paquetage chez nous ? Je suis heureux de vous accueillir dans notre petite station, dit le colonel Zinoviev. — Merci Zinoviev. Il y a des décennies que je n'ai pas remis les pieds dans le système solaire et je me suis dit que revenir au milieu des Terriens, sur une planète à moitié en jachère, peuplée de vieux rentiers et de fils à papa, me déprimerait. Par contre, Luna III m'a semblé l'endroit adapté pour reposer mes petites cellules grises sans trop de dépaysement. — J'avoue que j'ai du mal à vous suivre. — Vous voyez ? Vous ne me comprenez pas alors que nous sommes tous deux issus du sérail, habitués des voyages spatiaux et nous en avons vues des vertes et des pas mûres. Je n'ose pas imaginer comment me verrait un Terrien ; ces gars là ne sortent jamais de leurs dômes et ne se mélangent pas aux autres, même pour une nuit. Ici, vous êtes le fruit d'un melting-pot d'aventuriers à lunettes et de chevaliers en uniforme. Vous sortez à la surface, en plein vent solaire, sous la furie des éléments, sans savoir si vous reviendrez en un seul morceau. Tout ça pour la science et notre compréhension de qui nous sommes, nous l'Humanité. — Beau discours Ackerman. Si vous n'aviez pas toutes ces cicatrices et ce regard bleu de tueur, j'en viendrais à penser que vous êtes un de ces fichus politiciens.
Tout ceci me paraît dérisoire aujourd'hui. Zinoviev a du mourir dans son lit, à cent vingt ans. Il n'aura pas connu la dernière crise, celle de trop. Les choses étaient simples à son époque : d'un côté les êtres humains, un ensemble varié de bipèdes plus occupés à baiser et manger qu'à réfléchir, et de l'autre côté les extra-terrestres, venus de nulle part pour foutre le bordel dans notre jardin. Pour changer, au lieu de nous manger le nez pour du pain et de la fesse, nous avions unis nos efforts et boutés ces casse-pieds hors de notre quadrant.
Repenser à ces épiques batailles contre des espèces polymorphes, ne me rajeunissait pas. Je n'avais jamais été jeune. Dès mes quatorze ans, mes parents m'avaient envoyé dans une académie militaire pour servir la nation. Une fois devenu ingénieur, je m'étais engagé dans les commandos pour aller terraformer des mondes extra-solaires. « Ouvrons de nouveaux territoires ! » avait clamé le Premier Secrétaire Wilson. J'en avais modifiés des climats, rasées des montagnes et asséchés des volcans pour le bien de l'Humanité.
Etais-je encore un humain ? Zinoviev lui même m'avait posée la question le soir de mon départ de Luna III. Nous étions alors tranquillement assis à siroter des vodkas. — J'ai lu vos états de service, Ackerman. Dites-donc, vous n'avez pas chômé ! En trente ans de carrière, vous avez ouvert la voie sur une quinzaine de planètes, terrassé une cinquantaine d'espèces intelligentes et permis à des centaines de millions d'être humains de s'installer sur les nouveaux territoires. Je suis impressionné. Mes deux petites guerres contre les Non-Humains paraissent bien fades en face de vos exploits. — Vous êtes trop aimable, Zinoviev. J'ai quand même passé plus de cent ans en stase, enfermé dans un tube de plexiglas. — Certes oui mais c'est le prix à payer pour le voyage interstellaire. Et puis, ne vous plaignez pas, vous n'avez pas pris une ride. C'est quand même un gros avantage de la stase : vous apprenez des choses en dormant, sans vous faire le moindre cheveu blanc. — C'est marrant. Tout le monde croit que c'est cool de vivre une centaine d'années dans ces conditions. Je n'ai pas fait que des rêves peuplés de nymphes voluptueuses pendant ce sommeil forcé. Les fantômes des peuples massacrés m'ont poursuivi dans mes cauchemars et je peux vous assurer qu'ils n'étaient pas aussi élogieux que vous. — Cela ne prouve qu'une chose : vous êtes encore humain, malgré tout ce que vous avez vécu.
Si Zinoviev savait ce qu'endurait chaque membre d'un commando d'élite, il aurait tourné sept fois sa langue dans sa bouche avant de sortir une telle connerie. A sa décharge, comment pouvait-il connaître la réalité des manipulations génétiques, de la cybernétique et autres modifications subies par mon corps pour devenir un agent hors-normes ? J'étais désormais au sommet de la chaîne alimentaire. Plus fort, plus intelligent et plus froid que l'être humain, je voulais acquérir mon indépendance, ne plus obéir aux ordres des faibles et des girouettes. Des gars de mon genre, il en existait des milliers, reliés entre-eux par une conscience collective, celle de la survie de l'espèce.
Ma mission sur la Lune touche à sa fin. Il n'y a pas de survivants. Les êtres humains sont redevenus des atomes et ils rentrent dans le panthéon des espèces disparus, avec les dinosaures. Nous sommes les nouvelles cellules.
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