La Frairie,
Date 17-10-2014 14:30:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées
| La frairie,
Tous les enfants du village sont fébriles : la frairie annuelle est annoncée. Le mois d’août est bien avancé. Dans les champs, les blés fraîchement coupés révèlent enfin la terre sombre et pierreuse. Les dernières moissonneuses s’activent encore dans quelques parcelles. C’est la fin des moissons. Le soleil écrasant et les rares frissons de brise, réveillent l’odeur particulière de la paille courte et dorée.
La frairie c’est l’évènement de l’année, attendue avec tant d’impatience que le moindre indice précurseur engendre chez tous les enfants du village une fièvre inhabituelle. Le garde-champêtre a tracé la veille un enchevêtrement de lignes et de points de repère avec de la craie : un œil sur son plan, il fait des enjambées régulières, s’arrête, jette au sol une poignée de poudre blanche puis, lorgne de nouveau sur son papier d’un air mystérieux et repars à angle droit en changeant de direction. C’est qu’il se sent investi d’une mission qui ne souffre aucune erreur. Il fait lourd, et il s’accorde une pause sur l’un des bancs entourant la place, à l’ombre d’un marronnier. Sous l’œil goguenard de quelques « anciens » qui jouent aux boules sur la contre allée de la place, il souffle, essuie son visage, et reprend son parcours en comptant ses pas, examinant son croquis d’un air entendu….. - « Oh cré fi d’garce, qu’étou qu’tu fais ? vin don boère un coup asteur ….. les camions s’garont ben tout seul ! » Tous les ans il fait les mêmes calculs savants, tous les ans il trace ses lignes mystérieuses et chaque année immanquablement, dès que les premiers forains arrivent, tout et remis en question et chacun fait à sa manière. Le pire c’est que tout le monde finalement trouve sa place ! C’est le lendemain très tôt que les premiers camions font leur entrée dans le village. Mes cousines et cousins nous ont rejoints car avec eux et mes deux frères il est hors de question ce matin de faire une grasse matinée. Nous sommes tous excités et ne voulons rien manquer du spectacle. Ils arrivent enfin par la grande rue, débouchant au carrefour où se trouvent le coiffeur et la mercerie. De vieux Berliet GLC sans âge, des tracteurs Willeme ou encore de gros Magirus-Deutz avec leurs remorques aux formes bizarres et leurs caravanes multicolores se positionnent à tour de rôle sur la place : C’est une chorégraphie complexe qui se joue devant nos yeux ébahis : le rugissement des moteurs, les grands gestes de chefs d’orchestre pour guider les attelages, les conducteurs arc-boutés sur leur volant, en sueur, soucieux de ne pas manquer les manœuvres, le verbe parfois haut des forains qui « se chamaillent » pour quelques mètres volés sur leur emplacement, et tous les curieux qui s’agglutinent tout autour au risque d’ailleurs de gêner les forains. Le soleil monte vite dans un ciel bleu sans nuage et, en milieu d’après-midi malgré une chaleur devenue étouffante, les stands et manèges commencent à prendre forme. Les dernières structures surmontées des panneaux lumineux de la « chenille »sont en place. Le stand de tir a simplement levé son grand panneau latéral, et le vendeur de friandises déballe sa marchandise. Sur le plancher du manège des « petits » on boulonne le cochon rose, l’avion, la voiture de pompiers, la moto ou encore la licorne. Les autos tamponneuses sont descendues par la rampe de la remorque et rejoignent la piste métallique. Tard dans la nuit le montage va continuer. Maintenant que tous les forains ont investi la place du village la grande guirlande d’ampoules appartenant à la mairie va être accrochée aux marronniers. Elle ceinturera la place d’un grand cercle lumineux à la nuit tombée. Exceptionnellement nous ressortiront tout-à -l ’heure après le dîner pour voir les premiers essais des manèges, de la sonorisation et les premières illuminations.
La nuit est enfin tombée et les lampions et ampoules illuminent toute la place. Les platanes forment comme une vasque géante qui retient le large halo chatoyant. Nous parcourons la frairie, et mis à part quelques échelles encore dépliées, tout est presque déjà en place. Le comptoir de la loterie avec sa grande roue est maintenant achalandé de ses poupées à crinolines aux couleurs criardes, de ses peluches, de ses bouteilles de « vin de messe » ou de mousseux bon marché. Le stand de tir essaie les carabines à plomb et air comprimé : les plombs claquent sur les pipes blanches en plâtre qui tournent accrochées sur une grande roue hérissée de pointes, ou sur les ballons de baudruche qui virevoltent grâce à une soufflerie dans une cage grillagée. Même si l’ouverture officielle de la frairie n’est que pour le lendemain, la tradition veut que la veille, alors que les installations continuent, les gens viennent flâner par curiosité : les forains en profitent pour vendre les premières friandises. Les manèges, sauf les autos tamponneuses qui restent bâchées, offrent également la possibilité de faire quelques tours gratuits : nous sommes une dizaine à prendre place dans la chenille. Quand tout le monde a rabattu la barre de sécurité, elle démarre lentement, ondulante, en suivant la piste en bardeaux. Les wagons en bois vernis augmentent leur vitesse et on entend les premiers cris dans leur sillage. Le bruit des galets sur les rails s’accélère et la sirène amplifie l’impression de vertige. Puis, la bâche avec son armature d’arceaux se referme sur les passagers : les cris et les rires redoublent dans la pénombre soudaine et le tumulte fracassant des wagons lancés maintenant à pleine vitesse. Les voitures dévalent et remontent la piste aux planches disjointes supportant la voie à une cadence soutenue. Puis, le tempo des roues baisse soudain, la toile en accordéon se replie et l’on entend de nouveau la musique entrecoupée par la voix nasillarde du forain dans sa cabine. Ivres en descendant nos jambes flageolent. Nous reconnaissons quelques visages mais surtout ceux de mon grand-père et de ma tante venus nous récupérer. - « Il est temps d’rentrer les drôles …. Au s’fait tard » dit mon grand-père en nous tendant une pochette de berlingots …
Pendant que des flonflons résonnent encore, nous rejoignons avec mes frères le premier étage de la maison de mes grands-parents. Elle se trouve de l’autre côté de la rue près du café du « commerce ». La fenêtre de la grande chambre surplombe les arbres. Un puits de lumière monte encore dans la nuit noire. Le nez au-dessus de la rambarde nous avons l’impression d’être dans le navire amiral. La musique s’est tue. Les ampoules de la guirlande projettent des raies multicolores à travers le feuillage. Grand-mère referme les persiennes et nous nous couchons à regret. Au plafond, bougent des ombres : dans nos lits en bois cirés, les dernières lumières de la frairie dessinent des silhouettes fantomatiques : elles vont peupler nos rêves. Demain c’est la frairie.
CUGA (Tiré de « Ces petits moments de bonheur » Second livret – 2013)
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