Innocence biblique
Date 02-10-2014 17:41:07 | Catégorie : Nouvelles
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Innocence biblique
Personne ne me croira et pourtant tout ce qui suit est la pure vérité ; je ne sais pas pourquoi ni comment j'en suis arrivé là . Mon destin ? La punition divine pour mes nombreux pêchés de jeunesse ? Dans les deux cas, je ne peux en parler qu'avec Dieu et ça, c'est dans mes cordes. Sauf que le Divin refuse de me donner une quelconque explication.
J'imagine déjà les sceptiques m'objecter que Dieu ne risque pas de me faire part de sa volonté, comme ça, sur ma simple demande. Eh bien, qu'ils se détrompent ! Le gars d'en-haut, celui qui fait peur aux mémés à l'heure du jugement dernier, est tout simplement mon boss. Je sais que je deviens elliptique mais à ma place beaucoup le seraient. Il n'est pas facile d'écrire qu'on est passé, en une nuit, de la vie tranquille de consultant en stratégie à celle de pape. Moi-même je m'enfermerais si je lisais un tel délire de ma propre plume.
Tout avait démarré un dimanche matin ; je me réveillai tranquillement, avec un léger mal de crâne peu étonnant au vu de mon régime alcoolisé de la veille. Je me tournai vers la droite pour vérifier si Ingrid, ma conquête du samedi, dormait encore et je fus fort surpris de constater son absence. Pourtant, mes souvenirs de la nuit précédente faisaient état d'une belle partie de jambes en l'air avec cette étudiante de Stockholm rencontrée au Bouddha Bar et emballée en deux temps et trois mouvements après, je devais l'admettre, moult tournées de spiritueux et de jus de raisin à bulles. Sur le moment, je ne me formalisai pas : peut-être que la Suédoise était une matinale et avait un agenda chargé. Qui étais-je pour la juger ? Je me levai pour boire un soda bien frais, élément de base de mon alimentation dominicale. Ce fut à cet instant que mon nouveau monde m'apparut, comme les flots de la Mer Rouge devant Moïse.
J'ai encore du mal à formaliser ce qui s'était suivi tellement c'est difficile à avaler, même pour moi l'acteur principal de ce drame moderne. A peine debout, je sentis une douleur sourde dans les articulations, ce que je mis sur les comptes de courbatures dues à la gymnastique horizontale pratiquée de manière intensive et désordonnée avec Ingrid. Mon cerveau commença à m'alerter du changement de situation : d'abord, mon mobilier avait entièrement changé. Du loft branché meublé en design, ce qui entre nous m'avait coûté un bras juste pour impressionner mes conquêtes, il ne restait rien. Mon intérieur s'était transformé en chambre royale pour vieux, le genre château de Versailles ou Renaissance italienne, un truc dans le genre que même le comte Dracula ne voudrait pas habiter. La logique reprit le dessus et je me dis que la seule option possible était que je me trouvais chez Ingrid ; après tout, cette hypothèse tenait la route et peut-être qu'elle était plus qu'une étudiante lambda, certes bien roulée, venue en France pour étudier notre civilisation décadente. Mon côté matérialiste en rajouta une couche et imagina la belle Suédoise en fille de diplomate ou en héritière de l'empire capitaliste des vendeurs de meubles en kit. Je me voyais déjà en train de baratiner beau-papa, de charmer belle-maman et de passer les tests d'éligibilité à la fonction de mari idéal d'une petite fille richissime. La réalité me rattrapa trop vite : une voix succéda à des bruits sourds sur une porte en bois située en face de moi. Je ne compris pas immédiatement ce que me voulait l'importun mais j'eus la certitude que ce n'était pas Ingrid. Mon optimisme élabora une nouvelle théorie : étant donné que je ne comprenais rien à ce que j'entendais ce devait être du suédois. Cerise sur le gâteau, mon interlocuteur masqué possédait visiblement un dentier et chevrotait en chuintant, à l'instar des vieux serviteurs dans les films gothiques. J'en déduis habilement que le domestique privé d'Ingrid venait m'apporter la tenue adéquate pour le déjeuner du dimanche. « Entrez, je ne suis pas tout nu ! » lui dis-je à travers la cloison. Bizarrement, l'inconnu s'arrêta net. J'entendis des pas puis plus rien. Lui avais-je fait peur avec ma grosse voix de lendemain de fête ? J'en conclus qu'il me fallait attendre un peu avant de rencontrer la belle-famille ; la prochaine étape devrait donc consister à reprendre forme humaine, par une toilette ad-hoc.
A la relecture de ces quelques lignes, je me rends compte que j'essaie de parer ces faits d'une logique confortable, au lieu d'aller à l'essentiel et de relater les faits tels qu'ils sont. Je n'y peux rien, c'est à cause de mon cerveau cartésien. J'ai besoin de me raccrocher à du possible, même quand les événements se sont déjà déroulés et que les raconter différemment ne changera rien. Ce déni, cette volonté de magnifier ou de modifier le passé, c'est une constante de l'être humain quand il ne possède pas les clés de sa destinée. En deux mots comme en cent, je suis encore largué dans cette histoire. Je dois avouer que le coup de la riche fille à papa suédoise, du réveil dominical dans sa demeure familiale et du vieux domestique derrière la porte, c'est un peu tiré par les cheveux et pas forcément l'explication la plus simple dans un cas comme le mien. Un célèbre détective privé, d'origine belge, m'aurait vertement tancé au vu du faible usage que je faisais de mes petites cellules grises, pour utiliser son langage, et de mon manque de méthode. Je dois reconnaître que je me voile encore la face mais n'est-ce pas là un signe d'authenticité dans ce récit ? Revenons à ce matin où ma vie bascula.
Je cherchai la salle de bains et finis par trouver une sorte de cabinet de toilette, tout aussi rustique que le reste de la chambre. Je commençai par regarder la tête que j'avais, dans le souci de ne pas effrayer mes hôtes lors de notre inévitable confrontation. Ma surprise fut progressive ; mon cerveau tenta d'interpréter l'image que mes yeux lui envoyaient sur la base de mes agapes du samedi, de l'excès d'alcool et de sexe et bien d'autres turpitudes de mon cru. Pourtant, le constat était sans appel : j'avais le physique d'un vieillard de soixante-dix ans, au bas mot, de la pointe du crâne au gros orteil. Ce fut à ce moment que je pris conscience de l'ampleur des dégâts ; mes douleurs articulaires, mes déplacements à deux à l'heure et ma voix rauque s'expliquaient clairement par un vieillissement inattendu mais réel. Bien que consterné par ma nouvelle apparence, je continuai à positiver en imaginant des causes temporaires à cette transformation radicale : continuum spatio-temporel, voyage dans le temps suite au passage d'un minuscule trou noir au dessus de Paris, théorie des cordes, tout le catalogue des mauvaises excuses de science-fiction passa en revue dans ma petite cervelle d'oiseau de nuit. Le déni devenait mauvaise foi.
Je revins en direction du lit, à la recherche de mes habits et ne trouvai qu'une espèce de robe, des sous-vêtements démodés et des pantoufles dignes de mon grand-père. Dans un élan de conformisme, je revêtis cette parure d'un autre âge et me dirigeai de nouveau vers le cabinet de toilette dans le but de soigner mon apparence. « Après tout, si je suis devenu un vieux birbe, autant rester digne et ne pas ressembler à un clochard céleste. » me dis-je, poussé par mon instinct de conservation. Une quinzaine de minutes plus tard, quelqu'un frappa à ma porte et prononça des phrases incompréhensibles, dans un langage en partie familier. Je décidai d'improviser et répondit par un « Si » affirmé et volontaire. Il m'avait semblé reconnaître quelques mots d'italien et j'avais pour principe de ne jamais contredire un hôte. J'obtins l'effet escompté : la porte s'ouvrit et un vieil homme fit son apparition. Tout autre que moi aurait été estomaqué par l'arrivée d'un évêque dans sa chambre ; pour ma part, je la considérai normale tellement plus rien ne pouvait m'étonner. Si une créature rose à huit bras était entrée en ces lieux, j'aurais pu me poser des questions du genre « Que vient faire un extra-terrestre dans mon donjon ? » mais dans le cas présent la tenue d'ecclésiastique et l'air hypocrite du nouveau venu se fondaient bien dans le décor.
En me relisant, je me dis que si je continue à ce rythme, il va me falloir six cents page pour raconter cette journée de ma nouvelle vie. Je ne voudrais pas lasser le lecteur avec les pirouettes, les fourberies et les trésors de créativité dont j'ai usé pour donner le change ; de plus, je passerai les détails sur les indices, les informations et les signes qui m'ont permis de comprendre à quel point j'étais dans la panade et la nature de mes ennuis. Je vais donc aller directement à l'essentiel, quitte à m'exposer aux reproches des puristes de la plume, des ayatollahs de la littérature ou des stakhanovistes de la confession ; ceux-là , je les mets au défi de s'en tirer aussi bien que moi dans pareille situation. Je m'étais réveillé un dimanche matin, vers les onze heures, certain de mon passé de quadragénaire parisien, célibataire à tendance chasseur de tigresses, beau parleur option conseil en stratégie, pas religieux pour un kopeck et destiné à rôtir en enfer pour avoir tant de fois dévié du chemin tracé par notre belle église catholique. Je me découvrais septuagénaire, nouvellement désigné pape par une assemblée de vieillards gâteux, enfermé dans une somptueuse forteresse au milieu de Rome, gardé par des domestiques à la limite de l'Alzheimer, obligé de parler en latin pour obtenir un pauvre verre de lait. Un de mes camarades de promotion à Sciences-Po m'aurait félicité d'une telle promotion : en effet, avant je ne manageais que quelques stagiaires boutonneux, six mois par an et jamais les mêmes, alors que désormais je régnais en maître spirituel sur deux milliards de catholiques. J'en avais fait du chemin en quelques heures ; si j'avais tenu Ingrid sous la main, je l'aurais remercié de m'avoir fait connaître le nirvana aussi longtemps et de manière si décalée. Certes, c'en était fini de la bagatelle et des amours de passage ; ma nouvelle fonction demandait de la rigueur, du sacrifice, le don de soi. Les errements de la jeunesse, les soirées alcoolisées, les discussions à brûle-pourpoint sur le bien-fondé de mélanger le gin avec la vodka, la danse de la fesse sur les tables du carré VIP des discothèques parisiennes, tous ces symboles d'une vie sans spiritualité appartenaient désormais au passé. Il ne m'avait pas fallu deux mois pour le comprendre ; les faces ridées de mon entourage, la tranquillité de joueur de bingo de mes domestiques et la musique sacrée servie dans chaque salle avaient appuyé la démonstration. Je n'avais plus qu'à me soumettre ou encourir le courroux de l’Éternel, en latin de surcroît.
Si ma mère me lit, qu'elle sache que je suis toujours le même, son petit garnement préféré ; elle comprendra le message et ma réaction devant un tel présent du Seigneur. Eh oui, régner sur des gars qui croient que la Mer Rouge s'est ouverte devant Moïse, qui chantent des cantiques dans une langue morte et dont les ancêtres ont couru poursuivi par des lions dans des arènes romaines pour le bon plaisir d'un empereur bedonnant, il faut l'avouer, ce n'est pas ma tasse de thé. Du coup, je me suis éclipsé le soir même, pendant que mes gardes cuvaient le vin de messe que je leur avais préparé et que mes domestiques se flagellaient le dos dans les toilettes. Je n'allais quand même pas finir ma vie affublé d'un nom aussi ridicule que celui d'Innocent XIII. Je ris d'avance à lire la une des journaux demain : « Le nouveau pape a fait une fugue le lendemain de son élection. ». Enfoncé le Bill Clinton avec sa Monica !
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