Impromptu
Date 27-09-2014 18:07:36 | Catégorie : Nouvelles
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Impromptu
« Tout est affaire de décor » disait Louis Aragon dans un de ses plus fameux poèmes mis en musique par Léo Ferré. La chanson, pour une raison inconnue, tournait en boucle dans le crâne de Corentin et lui imprimait son atmosphère triste. Les souvenirs remontaient à la surface, dans un mélange de nostalgie et de lassitude.
Corentin avait pris le train à grande vitesse, au départ de Nice, pour échapper à sa vie, à sa femme, à ses obligations et à d'autres contraintes dont il avait oublié le nom. L'idée de fuir l'avait pris d'un seul coup, en pleine réunion avec des clients fortunés ; il avait pourtant bien failli conclure la vente de trois sculptures modernes mais une vague de mélancolie l'avait soudain submergé et il avait senti le besoin d'écourter la parade commerciale. Il ne se rappelait plus si les riches acquéreurs avaient bien acceptée son excuse et d'ailleurs il s'en fichait comme de l'an quarante. Sa femme Caroline allait certainement l'apprendre par sa secrétaire particulière puis l'appeler pour en savoir plus et enfin lui laisser un message lancinant.
Corentin regarda par la fenêtre et admira le paysage provençal ; cela lui rappelait son enfance, quand il partait dans le Sud avec ses parents, au temps de l'insouciance, des parties de raquette et des tartes tropéziennes.
« Cœur léger cœur changeant cœur lourd, le temps de rêver est bien court » continuait le poète dans son chef d’œuvre magnifié par tellement de chanteurs. Corentin était arrivé à ce constat, de manière moins artistique, seulement en déprimant chaque jour un peu plus que la veille et moins que le lendemain.
Corentin tata son alliance, comme pour se rappeler sa position sociale et ses devoirs de mari. Caroline était l'amour de sa vie ; il l'avait rencontrée sur la ligne Paris-Nice, un après-midi de printemps quand il avait lâché son emploi parisien et décidé de s'octroyer une parenthèse enchantée. La jolie blonde d'alors l'avait conquise par son audace, sa verve et son rire de petit oiseau alors qu'il ne demandait rien d'autre que de la quiétude et un peu de tendresse. La suite de l'histoire n'avait pas dérogé à la règle bourgeoise et il avait rencontré belle-maman, plu à beau-papa, posé ses valises dans le centre-ville niçois et monté une galerie d'art avec sa dulcinée. L'amante était devenue fiancée puis s'était métamorphosée en épouse, avec tambours et trompettes.
Corentin bailla puis étira ses jambes et essaya de dormir ; les longues nuits d'insomnie commençaient à peser sur son organisme et il avait besoin de retrouver un peu d'énergie avant le grand saut.
« Tout changeait de pôle et d’épaule » chantait Léo Ferré sur les vers de son ami Louis. Corentin ne savait plus sur quel pied danser, entre son amour pour la belle Caroline et son envie de liberté ; il se sentait le brave toutou de compagnie autorisé au tapis le soir avant le retour à la niche.
Corentin rouvrit les yeux et résuma sa vie d'homme marié. Caroline l'avait progressivement étouffé ; la tendresse avait été remplacée par l'ordre et la rigueur, en une logique presque allemande où chaque chose devait avoir une place précise dans un univers maîtrisé. Le mari amoureux était devenu lui aussi une partie de ce monde euclidien érigé en droites et peu favorable aux ellipses ; Caroline avait dirigé l'ensemble de façon géométrique, à coups de théorèmes, de postulats et de règles invariables, avec une main de fer dans un gant de velours. Affublé d'un hochet, le titre de directeur de la galerie, Corentin avait récité la partition écrite par son épouse, sans varier d'un demi-ton, d'une croche ou même d'un soupir.
Corentin se leva, remit son manteau et se dirigea vers le sas ; une annonce vocale prévenait les passagers de l'arrivée imminente en gare d'Avignon. Il n'avait rien prémédité, ni sa destination ni l'issue de sa fuite et finalement l'ancienne cité papale semblait une bonne aire de réflexion.
« Est-ce ainsi que les hommes vivent et leurs baisers au loin les suivent. » conclut le poème sur son refrain lancinant. Corentin n'en voulait pas à Caroline ; il savait depuis longtemps, avant même leur première discussion dans le train, à quel point il était docile et avait besoin de donner la patte.
Corentin descendit du wagon et suivit le flot des voyageurs sans se poser de question. Quelque chose avait rompu, au plus profond de son être, et il ne craignait plus le qu'en-dira-t-on ou les foudres homériques de sa fière walkyrie. Il s'arrêta à un distributeur automatique et retira le maximum d'argent liquide autorisé par sa carte haut de gamme. Le jeune homme était prêt : il rejoignit la gare routière et prit un billet pour le grand nulle part, une destination inconnue au milieu de la bruyère et des herbes aromatiques. Il s'assit dans le bus, à côté d'une petite vieille endimanchée, sortit son plus beau sourire, celui du gendre idéal, et amorça un simulacre de conversation. La mamie ne se fit pas prier et lui raconta sa belle jeunesse au pays des santons.
Corentin ne donna plus jamais signe de vie ; on raconte même que son épouse Caroline embaucha un détective privé pour retrouver sa trace. Certaines mauvaises langues prétendent que ce dernier, un as d'une agence d'élite, réussit sa mission mais décida finalement, dans un beau geste d'humanité, de laisser le toutou libre et loin de sa niche.
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