La cabane
Date 07-08-2014 09:59:03 | Catégorie : Nouvelles
| Quelle jolie petite famille ! Je suis mariée avec Pierre depuis quinze ans. Il est médecin. Je m’appelle Claire, et je reste à la maison pour m’occuper de nos trois enfants : Jean, Luc et Blandine. Ils sont beaux, toujours bien habillés et bien coiffés. Ils se tiennent par la main pour aller à la messe. On est dimanche, les garçons portent des culottes courtes et des chaussettes blanches, Blandine, une petite robe avec un gros ruban, on dirait un paquet cadeau. Il y a un grand soleil. Tout le monde nous connaît. Chacun s’arrête pour dire bonjour au gentil docteur et à sa femme parfaite.
- Qu’ils sont beaux ces enfants !
- Et si bien élevés !
Tout le monde m’admire pour la bonne éducation que je donne à mes enfants.
Pierre est fier, il marche la tête haute dans l’église. C’est un très bel homme, sportif. Toutes les filles étaient amoureuses de lui au lycée, mais c’est moi qu’il a choisie, j’étais la plus jolie et j’étais issue d’une très bonne famille. Nous avons une belle maison un peu à l’écart du village, il y a un très grand jardin. Tout au fond, cachée par les arbres, il y a une petite cabane. Nous avions acheté la maison en pensant que nos futurs enfants adoreraient jouer dans ce petit refuge. Nous ne nous sommes pas trompés, très vite, les garçons ont investi les lieux. Et puis un jour, Pierre a décidé qu’il allait l’aménager pour lui. Il en a fait une sorte de bureau, avec un canapé garni de coussins, pour lire, disait-il. Nous n’avions pas le droit d’y aller, c’était son royaume, personne n’avait le droit d’y pénétrer, il faisait même le ménage lui-même. Plusieurs fois par semaine, il y passait quelques heures, puis refermait la porte à clé. Une clé qu’il gardait toujours sur lui. Quand il en ressortait, il était détendu, presque enthousiaste, il disait qu’il s’était ressourcé. Il me racontait ses lectures.
Pierre a été fou de joie à la naissance de Blandine, une fille après deux garçons, c’était le « choix du roi », comme disent les gens. C’est une adorable petite fille avec de longs cheveux bouclés et de grands yeux bleus innocents. Elle ne me ressemble pas du tout, j’étais grande brune, ma mère me faisait couper les cheveux très courts, personne ne s’extasiait sur ma beauté. En grandissant notre fille est devenue de plus en plus jolie, un mélange de pré-adolescente consciente de son effet sur les garçons et de grande naïveté. Désormais, quand nous allons à la messe, elle donne la main à son père, et je ferme le mini cortège que nous formons. De temps en temps elle me regarde en coin, elle savoure son triomphe : elle est bien la préférée ! Pendant que ma fille s’épanouit et devient de plus en plus femme, je me flétris, je vieillis. Pierre ne me regarde plus comme avant, nous sommes mariés depuis dix-sept années, le temps passe. Nos enfants ont maintenant seize, quatorze et douze ans. Ils me demandent moins d’attention et je dois trouver de l’occupation en m’intéressant aux bonnes œuvres et en donnant des cours de catéchisme. J’aimerais retrouver mon insouciance, et l’espoir que j’avais en une vie qui s’annonçait passionnante quand j’avais vingt ans. J’en ai quarante aujourd’hui, et je me regarde de moins en moins dans le miroir.
Un jour, Pierre a emmené Blandine dans sa cabane, je n’ai jamais eu cet honneur. La petite maison est entourée d’orties et de chardons. Il ne les enlève pas, il préfère laisser des obstacles naturels entre la porte d’entrée de son territoire secret et le reste de sa famille. J’ai su qu’elle y était allée parce que ces jambes étaient toutes griffées et recouvertes de piqûres rouges et enflées. Elle m’a dit que son père l’avait soignée. Elle avait l’air gênée en me disant ça. Elle m’a déclaré qu’elle ne voulait plus aller dans la cabane.
- Tu as beaucoup de chance que Papa t’emmène dans sa case.
C’est le nom que nous donnions à la petite maison, « la case ». J’étais contrariée qu’elle me dise une chose pareille ! Elle avait la chance d’être avec son père, d’être jeune, d’être belle, d’avoir la vie devant elle, et elle ne voulait plus y aller ? Les fois suivantes je me suis mise en colère. Tous les soirs, après leur escapade dans la case, Pierre la prenait contre lui sur le canapé, en lisant son magazine favori, il lui caressait les cheveux, et mademoiselle n’était pas contente ? Moi, il ne me regardait même plus. Je finissais même par me refuser à lui, tellement j’étais consciente de son dégoût à mon égard. Tous les jours, il emmenait notre fille, un petit morceau de moi finalement, à l’abri des regards, dans son antre entourée de piquants. Après quelques semaines, Blandine ne protestait même plus. Elle avait pris cet air détaché qui ne l’a plus jamais quitté depuis.
Le jour de ses quinze ans, elle est sortie en courant de la cabane, son père avait des bleus partout, elle l’avait frappé. Il l’a poursuivie jusque dans la maison, et j’ai dû m’interposer pour qu’il ne la tue pas. J’ai décidé d’éloigner Blandine de notre foyer, elle représentait une trop grande tentation pour mon mari, elle était trop jeune, trop belle, trop fraîche. Je suis sûre qu'elle le provoquait. Elle est partie en pension, elle préférait passer ses weekends là -bas, pour travailler disait-elle. Elle revenait de moins en moins souvent, et, un jour, elle n’a plus jamais voulu nous voir. Elle s’est mariée avec un jeune homme brillant, mais je sais que leur couple bat de l’aile, elle a un caractère si particulier ! Je sais qu’elle raconte des horreurs sur son père, elle est complètement mythomane, c’est triste. Après tout ce que nous avions fait pour elle, les études que nous lui avions payées, notre fille s’est révélée être une ingrate, et une déséquilibrée. Je ne m’en remettrai jamais.
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