Un Essai en Noir (Suite 1)

Date 12-07-2014 01:31:56 | Catégorie : Nouvelles confirmées


 Eh bien, vous ne vous embêtez pas, vous, au moins !
 Je ne désire pas vous importuner…
 Vous êtes monsieur…
 Baxter. Steve Baxter.
Je lui tendis mon paquet de Camel comme une carte de visite. Elle y prit une cigarette que je lui allumai. Elle me lança un regard qui perça la fumée entre nous.
 C'est vous qui m'avez téléphoné ? me demanda-t-elle, avec un croisement laiteux des jambes.
 Mais, non ! c'est vous !
Elle sourit. Ah ! Ces dents ! Mes yeux se nourrirent de perles à en doubler de grosseur. Lorsqu'ils reprirent leur taille nor-male, l'inconnue me dit :
 Je suis Mélanie McKenzy.
 Êtes-vous parente à Raymond McKenzy ?
 Je suis sa fille.

Je connaissais, en effet, son père. On l'appelait Big Mac, en raison de sa taille gigantesque. Il était propriétaire du Las Palo-mas, un élégant night club de Villemont, un village situé à dix ki-lomètres d'ici, où les gens riches de New York viennent s'y dis-traire. Le conseiller fiscal qui s'occupait des affaires de Big Mac était Jim Brooks, mon meilleur ami. Jim et moi avions, à une époque, fait partie de la police d'Orangetown. Nous y fîmes équipe un bon moment. Ensuite, « l'affaire Linsano » nous avait forcés à abandonner le métier. Je ne me souviens pas très bien de cette af-faire. Je crois que je désire l'oublier. Joe Linsano était un truand que j'avais abattu. La commission d'enquête ne m'avait pas accordé de circonstances atténuantes. Elle avait voulu se servir de moi pour donner un exemple aux flics, leur faire comprendre que la vie d'une crapule vaut mieux que la leur et qu'il faut réfléchir avant de tirer son flingue quand on a l'honneur de se trouver en présence d'un tueur comme Linsano. J'avais fait de la taule. Jim avait démis-sionné. Il avait été étudier le droit à Columbia. A ma sortie de pri-son, il m'avait aidé dans les moments difficiles. Il y a six mois, en-core, il m'avait engagé pour surveiller Big Mac, qui, disait-il, s'était fait des ennemis.
 N'a-t-il pas son garde du corps ? avais-je demandé.
 Oui mais il est trop visible et n'a pas assez de cervelle. Ça serait mieux si tu t'en occupais.
J'avais accepté pour lui faire plaisir mais lorsque je me ren-dis compte que Jim avait inventé cette histoire pour me refiler du fric, je le lui avais jeté à la figure. Je ne comprends toujours pas pourquoi il a fait ça. Il sait que je n'aime que l'argent que je gagne et non pas celui que l'on me tend.
J'allais avouer à Mélanie que j'ignorais que Big Mac avait une fille, lorsque, subitement, mon grand-père qui de là-haut veille sur moi, me signala qu'Al tardait à se manifester. Je tournai la tête brusquement : d'un œil, je vis Al debout derrière le comptoir, pétrifié ; de l'autre, un homme trapu se pointer vers nous, l'œil torve, un faciès de mort vivant ou de viveur mort. Sur un signe invisible de mon grand-père, je poussai d'une main la table contre la poitrine de Mélanie pour la renverser, et de l'autre, je lançai le cendrier à la tête du type à la mine suspecte. Il tira au plafond, ensuite, je lui arrachai son revolver. Al était déjà au téléphone en train d'appeler la police. À reculons, je fis le tour de la table pour aider Mélanie à se relever. Me plaçant ensuite hors d'atteinte du propriétaire du revolver, j'étudiais le petit 32 mm que je tenais dans la main. C'était une arme excellente pour tirer de près. Le mec, lui, se frottait la tempe qui avait reçu le cendrier. Il avait l'air ennuyé, mais restait calme.
 C'est une drôle de façon d'entamer la conversation, lui dis-je.
 Si j'avais su qu'on vous avait tuyauté.
 Le tuyau c'est ta gueule, change-la ! Pour qui travailles-tu ?
 Va te faire foutre !
 Si tu n'es pas poli, tu risques de le regretter.
Mélanie était silencieuse. Elle était pâle mais ne semblait pas trop secouée. Al revint du comptoir.
 Une voiture est en route, dit-il.
Je lui demandai d'apporter un café pour Mélanie. Il s'exé-cuta rapidement, avec sur le visage l'air de se reprocher de n'y avoir pas pensé tout seul.
 J'vois pas pourquoi vous avez été chercher les flics, marmonna l'inconnu, avec l'accent de Brooklyn.
 Je n'ai pas la prétention d'avoir été pétri d'un autre li-mon que Socrate, mais vois-tu, à moi, ça me parait logique.
 Ben quoi ? Vous pouvez lui dire à Socrate que je suis entré ici pour vous vendre un pétard et vous, que vous me tirez dessus avec un cendrier !
 Oublie Socrate. C'est trop profond pour ta petite cer-velle. En tirant comme ça à tire-larigot, tu as aussi défoncé le pla-fond de cette charmante gargote.
 Bon ! Bon ! Je rembourserai les frais.
 Forget it ! Même si tu avais une tronche moins co-mique, ton histoire aurait de quoi faire mourir de rire un jury pen-dant une semaine d'affilée.
 Pourquoi ? se contenta-t-il de répondre bêtement.
 Celui qui t'a payé t'a-t-il dit qui je suis ?
 Ouais, fit-il, en haussant les épaules. Une sorte de con de privé.
Il reçut deux gifles. Les baffes semblèrent avoir ranimé son humour plus que son esprit : il dit :
 Je ne vous remets pas.
 Alors si tu ne me remets pas, moi, je t'en remets deux autres !
 Ça va. Fais pas le con !
 Écoute-moi bien, ma petite fille. Je connais tout le monde dans Orangetown. Même les flics sont mes copains. Tu veux que je leur raconte des histoires à dormir debout ? Et pour une merde comme toi ? T'es dingue ou tu es fou ? Et les autres té-moins, qu'est-ce que tu en fais ?
 C'est mes affaires.
Il eut une grimace entêtée. Al revint avec le café. Il avait apporté trois tasses. Je plaçai celle de Mélanie devant elle, en ca-ressant la fille d'un regard amical. J'attendis qu'elle boive ; ensuite, sachant que la police n'allait plus tarder, je dis à l'inconnu :
 Tout ce que je te demande c'est de m'avouer qui t'a payé et je te laisse filer avant que les flics ne se ramènent. Je t'en donne ma parole. Alors ? Qu'est-ce que t'en dis ?
Il n'en dit rien. Je n'en fus pas surpris. Tant pis ! Il préférait aller en taule. Tôt ou tard, il finirait par cracher le morceau.
Une minute passa. Deux voitures arrivèrent dans un boucan complètement inutile qui dut réveiller le maire de la ville et son District Attorney. Rick Clarcke et John Lupard couraient vers nous. Rick est détective. C'est un homme costaud qui est dans la police depuis dix ans. Il ne plaisante pas, du moins, seulement dans de rares occasions. Sous le bord de son chapeau brillaient ses yeux de fantôme et, sur ses lèvres minces errait le fantôme d'un sourire. John est son jeune assistant. Son uniforme bleu était au pli et son étoile brillait à en faire pâlir, les autres, celles que j'aime contempler dans le ciel. C'est un jeune homme de vingt-six ans. Sa taille est moyenne et ses cheveux blonds s'échappent partout de sa cas-quette. Il a des traits réguliers et des yeux singuliers qui n'ont en-core rien vu, car il a du mal à les ouvrir. Je promenai mon regard de l'un à l'autre, constatant que les deux ensembles auraient pu former quelqu'un qui ressemblât à un bon flic. Je leur racontai ce qui s'était passé, tout en songeant qu'avec un désintégrateur molé-culaire comme celui que j'avais vu dans un film, j'aurais volon-tiers tenté l'expérience de les fondre en une seule personne qui en valût deux, alors que les deux séparés n'en valaient pas une.
L'inconnu insista pour leur répéter ce qu'il m'avait dit au sujet du pétard. Comme je m'y attendais, Rick ne trouva pas la plaisanterie amusante.
 Je vais t'en vendre, moi, des pétards ! cria-t-il, et je te jure que tu vas les sentir éclater quelque part. Comment tu t'ap-pelles ?
 Frank Viglione.
 Tes papiers !
 Je ne les ai pas sur moi. J'ai changé de froc ce matin et j'y ai laissé mon portefeuille.
Rick n'insista pas. Il se tourna vers John et lui dit :
 Allez ! on l'embarque.
S'adressant à moi, il dit :
 Je le mets dans la voiture et je reviens.
Rick se dirigea vers la sortie le premier, suivi par Frank Vi-glione et John qui fermait la marche. Rick, une fois dehors fit un écart à gauche pour laisser passer celui qu'il venait d'arrêter. Ce dernier se trouva pendant une fraction de seconde dans l'encadre-ment de la porte. Ce qui suivit se déroula si vite qu'il n'y a pas de mots pour le décrire, même en sténo. Un éclair partit, c'est tout. Une carabine de l'autre côté de la route avait fauché Viglione. Plié en deux, il s'affaissa. Quant à moi, dans un élan furieux, je m'étais jeté sur Mélanie et la serrais dans mes bras, sur le sol. Elle avait les membres solides et vigoureux. Si elle m'avait créé des ennuis, au moins elle avait un bon petit cul !
 Vous êtes drôlement fort, me dit-elle.
Elle ne semblait pas pressée de se relever - ni moi non plus. Ce fut Rick qui nous fit sortir de dessous la table.
 Steve, me lança-t-il, qu'est-ce que c'est que cette his-toire ?
 J'en sais rien mon vieux ! J'étais assis là quand ce mec est entré ; il a dû trouver (si j'ose dire) que c'était un peu mort, alors il s'est mis à tirer avec son pétard. Si je ne lui avais pas jeté à la gueule ce cendrier, tu aurais pu maintenant y déposer mes cendres.
 Tu ne l'as jamais vu auparavant ?
 Non, jamais.
 Et ça, qui c'est ? me dit-il, en montrant du doigt Méla-nie.
 Rick, je t'aime bien mais quand tu oublies les bonnes manières, tu sais que je le rapporte à ta maman pour qu'elle te cor-rige.
 Bon, bon, ça va. Qui est cette dame ?
 Mademoiselle est une amie à moi, et une cliente. Elle n'a rien à voir avec ce qui vient d'arriver.
 Bien. Puisque c'est comme ça, je te conseille de passer au headquarters demain matin pour parler à Murace.
 J'en avais l'intention, figure-toi.
John s'approcha pour dire à son partner que l'ambulance était là.
 On y va ! jeta ce dernier.
Sur un muet « bonne nuit », il prit congé. Lorsque je me retrouvai seul avec Mélanie, je lui dis :
 Eh bien, je crois qu'il est temps que nous bavardions plus sérieusement, tous les deux. Vous me devez une explication.
 Une explication ? Mais de quoi ?
 De quoi ? m'écriai-je avec un accent étudié. Vous m'avez téléphoné cet après-midi en déguisant votre voix comme une enfant mal élevée, et vous m'avez supplié de vous rencontrer d'urgence. Pour vous agréer, à une heure du matin, au lieu d'aller gentiment dormir, je viens ici et qu'est-ce que je récolte ? Je me fais mitrailler. Celui qui voulait m'abattre se fait descendre. Et quand je vous demande une explication, vous me répondez : « de quoi ? » Peut-être que cela vous arrive tous les jours mais pour moi, c'est plutôt rare, et quand ça m'arrive, j'essaye de piger.
 Je n'en sais pas plus que vous.
 Bon, eh bien, commençons par le début.
 Si vous voulez.
La souris gazouillait comme un oiseau. Cela aurait dû m'étonner. Mon étonnement était nul. C'était comme si j'avais vu toute ma vie des souris gazouiller dans les arbres. Je repris d'une voix excitée :
 J'étais là, assis au comptoir, en train de siroter un café, en vous attendant ; enfin, en attendant celle qui s'avéra être vous. Je méditais sur la vie, gentiment, sans problème. Sur ce, vous rap-pliquez. Vous ne me jetez même pas un regard, signe que ma gueule vous revient ou que vous m'avez reconnu. Naturellement, moi, en galant homme, je m'approche de vous et Pan ! je me fais canarder par une petite crapule qu'on a dû acheter, si j'ose dire, pour peau de balle. Qu'est-ce que j'en conclus ?
 Je ne sais pas.
L'expression de son visage m'indiquait qu'elle ne semblait pas avoir la moindre idée de ce qui s'était passé. Je continuai donc :
 J'en conclus que ce n'est pas sur moi que le petit gars a voulu tirer, mais sur vous !




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