Souvenir d'une musicienne

Date 22-06-2014 22:00:00 | Catégorie : Nouvelles


Bonjour, je publie ici mon dernier texte à peine terminé. Dites moi si vous trouvez des erreurs ou tout simplement ce que vous en pensez. Merci et à bientôt.



Une brise passagère fit frémir la forêt et la peau satinée de K. se saisit d’un frisson ; le tonnerre métallique de la scierie résonnait au fil des troncs, couvrant le doux refrain des sylvains enjoués, assourdissant la triste jeune fille. Ses jambes se dérobèrent et elle s’appuya lourdement contre l’écorce rêche d’un orme sévère ; son poignet lâcha sous le poids de son corps affaibli et elle s’étala dans la terre humide.

K. avait tant bourlingué sa carcasse encore infantile et si fragile qu’elle devait désormais s’allonger, juste une seconde d’éternité. Un souffle cadencé soufflait sur sa nuque et elle aperçut une troupe de sylvains dévaler l’étui de sa guitare. Le plus curieux d’entre eux ouvrit la malle et y découvrit stupéfait cet instrument ; empli d’appréhension, il tapota le bois et, dans un moment d’égarement, son pied accrocha une corde ; un son, un écho et le visage du petit être se para d’une étrange grimace ; dans un élan musical, tous les sylvains se mirent alors à cliqueter de la mâchoire et un sourire se dessina sur les traits saillants de la douce K. Elle épousseta délicatement l’orchestre sylvestre de sa main et se saisit de son instrument.

« J’ai quitté ma patrie, commença-t-elle entre deux notes aigues. J’ai laissé chavirer mon passé dans un coup de folie, pris mes cliques, embarqué mes claques, délaissant derrière moi ce qui m’avait bâti en oubliant le dernier adieu. Je marche sur les routes, vagabonde sur les toits mais je clopine surtout depuis ce temps-là, le temps des amères mémoires dont je peine à rêver et des tristes chimères dont je me peux me souvenir… Douces illusions désormais espoirs aliénés et funestes déceptions ; aujourd’hui, avec mes pensées pour seul échappatoire, je ne réclame qu’à retrouver cette terre de mon enfance… ».

K. se réveilla seule, la joue étalée contre la boue ambrée. Ses mains maculées de terre la ramenèrent, dans un sursaut de fureur, à ses pulsions ancestrales, ses désirs animaux… Son cou se raidit violemment, propulsant un hurlement aphasique, déchirant l’aube rougeoyante de ses peines enfouies et de ses souffrances refoulées.



Un suave air de jazz avait pris possession des corps ivres et des nuages de cigarette ; l’âpre fumée jouait avec les clients et s’emparait de leurs lèvres pour y déposer, dans un ballet opiacé, un tendre baiser éthéré. Imogen s’était adossée au rade et regardait de vieilles photos écornées entre les bouteilles de schnaps maison ; tous les musiciens avait ancrées ces murs de leurs visages, tantôt souriants et apaisés, tantôt tristes et égarés au-dessus de ce terne zinc.

Une pâle et frêle jeune femme monta sur la scène avec sa guitare tandis que le quatuor jazzy tirait sa révérence, direction une table avec clopes brûlantes et pintes glacées. Au fil de sa mélodie, les joyeux beuglements de la foule ivre se transformèrent en murmures contemplatifs, attristés par cette voix rauque et mélancolique. Son visage s’était figé sous ses cheveux noirs et ses doigts glissant sur les cordes envoutèrent les esprits enivrés.

Entre deux verres de tequila, Imogen remarqua un portrait, juste là, derrière les liqueurs poussiéreuses ; la chevelure noire de la chanteuse était clairement visible. Elle était cependant accompagnée d’un homme et deux larges sourires emplissaient leurs faces apaisées. « C’est quoi, toutes ces photos sur le mur, demanda Imogen au barman. ». Le barman jeta un coup d’œil en direction des portraits papier glacé. « C’est tous les musiciens qu’y ont chanté ici. On les photographie et on les empile là, pour pas les oublier. ».



« Ma peau embrasée se languit de ta faux glacée et je sens déjà une odeur de viande séchée émanée de mon triste cadavre. Mon âme s’évapore dans les Idées et oublie déjà le Sensible, contemplant au loin ma chair prodiguée pourrir sans se soucier de son avenir. Je ne suis plus un être, non, je ne suis plus qu’une âme errante, voguant à la recherche d’un chez moi… ». Des applaudissements surgirent des quelques tables encore occupées en cette heure tardive et Imogen s’approcha intriguée de la scène, à la découverte de cette musicienne ensorcelante et de sa nostalgique aura.



« Qu’est-ce que vous faites donc par-là ? Je veux dire, à part une scierie et des ormes à perte de vue, y a pas grand-chose par ici… ». K. prit une grande gorgée de bière et une écume blanchâtre se déposa sur ses lèvres qu’elle essuya avec l’épaule de son débardeur. « Je fais le rade contre de quoi manger. Je traine dans ce bar qui me rappelle trop de mauvais souvenirs. Mais, je ne vis plus que dans mes souvenirs… Les souvenirs et la musique, fit-elle en tapotant son étui. ». Elle avala une deuxième gorgée et sa pinte fut à moitié vide. « Vous voulez, dire, le mec là-bas sur la photo jaunie ? Pourquoi vous ne retournez pas chez vous dans ce cas-là, comme vous le dites dans la chanson ? Votre terre natale… ».

Le visage de la musicienne devint soudainement grave, austère. « Je vais vous raconter une histoire… C’est l’histoire d’une jeune fille et d’un mec, elle est guitariste, lui clarinettiste et ils forment un étrange duo. Ils ont grandi ensemble, ils se complètent en quelque sorte. Un jour, leur triste village devient bien trop petit pour eux ; ils se mettent à rêver de routes infinies et de plaines insondables et, sur un coup de tête, ils prennent la route en quête de liberté. Les premières années sont merveilleuses, ils jouent pour vivre et, même si ce n’est pas tous les jours facile, ils sont heureux. Sincèrement. Cependant, un jour, le mec se rend compte que la liberté, ce n’est peut-être pas que ça, que trainer sa carcasse et sa musique aux quatre coins du pays en faisant de l’autostop ; et, du jour au lendemain, il décide d’arrêter et il la veut avec lui… Mais elle n’est pas comme ça, la guitariste ; elle veut vivre de musique et ne pas travailler à rien faire, comme vendeuse ou serveuse ou à l’usine… Il part donc et, au gré des mois, elle comprend que ce n’est pas la musique, sa liberté, mais que c’est lui. Elle décide donc de retourner là-bas, chez eux. Mais il l’a trop attendue et elle a trop refusé ; il s’est trouvé une nouvelle copine et, même s’il aime encore, il est trop tard. Trop tard c’est trop tard. Elle repart, plus triste que jamais et se rend compte que, jamais plus, elle ne retrouva un chez soi, que sa terre natale n’existe plus, qu’elle était contenu en lui… Et aujourd’hui, je ne suis plus personne, juste le souvenir d’une musicienne. ».




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