Les arbres aux mille couleurs
Les arbres brillaient de mille couleurs ; je marchais sereinement dans la forêt et désormais plus personne ne pouvait m’atteindre. Mon passé semblait tellement loin. Les feuilles bruissaient délicatement en gouttelettes sonores ; ma nouvelle vie paraissait simple, facile et à chaque pas j’effaçais les traces de mes anciennes erreurs. Je ne me posais plus de questions sur mon avenir, sur les options à choisir dans la quête de la réussite ; la réalité apparaissait crûment, sans artifice, dans une nudité totale.
Le matin, en me levant, j’avais senti les premiers indices de ce changement radical ; dans ma chambre d’hôtel en plein cœur de Londres, au milieu de mes affaires éparpillées autour du lit, je m’étais demandé pourquoi je dormais aussi peu, quel mal incurable me rongeait au point de préférer au domicile familial les missions loin de chez moi. Mes rêves ressassaient constamment l’époque de mon adolescence ; je me revoyais sans cesse sur les petites routes de campagne, en train de rouler tranquillement sur mon vélo, dans un décor lumineux. Aucune contrainte ne pesait alors sur mes épaules ; je pouvais pédaler sans me soucier d’une direction, d’un cap à tenir ou d’une vitesse à ne pas dépasser. Mes songes nocturnes dégageaient une paix intérieure, une quiétude magnifiés par des paysages de nature plongés dans un calme irréel ; pas de voiture à l’horizon, quelques fermiers dans les champs et des animaux en liberté agrémentaient mes longues ballades imaginaires. Des sonorités flûtées accompagnaient mes pensées ; la musique rendait mon existence aérienne et je ne ressentais aucune fatigue au cours de mes nombreux périples.
J’avais rapidement enfilé ma tenue standard de jeune cadre dynamique, après une toilette lente et patiemment travaillée, puis je m’étais rendu dans la salle de restaurant où les clients prenaient d’ordinaire leur petit déjeuner. Assis seul à une table près de la large fenêtre principale, j’avais longuement regardé le parc ; les jardiniers effectuaient leurs travaux quotidiens et j’admirais toujours leur dextérité, leur art de conformer la nature aux désirs des hommes sans lui enlever sa beauté originale. Je crois que ce fut le déclic. Mon estomac refusait toute autre nourriture que le jus de pommes ; je n’avais pas insisté devant cette rébellion intérieure et m’étais contenté de rêvasser sans me soucier de l’heure. La serveuse m’avait gentiment fait comprendre que le service allait s’achever et je m’étais dirigé vers ma chambre. Le reste s’était déroulé naturellement, sans réfléchir ; j’avais pris ma voiture de location et roulé durant trois heures vers le nord. La journée était belle ; sortir de la cité londonienne avait été d’une facilité déconcertante et le trafic autoroutier d’une fluidité étonnante.
Je ne savais pas pour quelle raison j’avais choisi de bifurquer vers Nottingham ; certains diraient que l’appel de la forêt résonnait déjà dans ma tête, d’autres évoqueraient la légende de Robin Hood mais je ne pourrais pas expliquer mon choix par une quelconque nostalgie vu que je ne connaissais pas du tout cette région de l’Angleterre. Après les grands axes routiers, j’avais opté pour des petites routes et m’étais enfoncé dans le pays profond, celui où les bois remplaçaient les champs ; mon pied avait appuyé sur la pédale de frein sans me demander mon avis et ma main avait coupé le contact. Je m’étais retrouvé à proximité d’une étendue d’arbres et j’avais entendu les éléments m’inviter à rejoindre les fougères et les champignons dans le royaume végétal.
Dorénavant je m’affranchissais du regard des autres et de leur jugement péremptoire ; les géants forestiers ne me considéraient pas comme une sorte de fou qui lâchait une existence aisée et tournée vers la reconnaissance. Les plantes grimpantes ne cherchaient pas à me capturer et m’imposer leurs propres règles ; je touchais enfin l’essence même de la vie et cette sensation d’absolu ne me grisait même pas. Le soleil ne m’aveuglait pas et il composait habilement avec le feuillage épars ; petit d’homme, j’étais devenu le protégé de la forêt, celui qui revenait là où tout avait commencé.
Je décidai alors de m’allonger sur la terre meuble, au milieu des branches mortes et des herbes sauvages. « Couvre moi de fleurs » demandai-je doucement à mon protecteur végétal. Une brise se leva et des milliers de pétales recouvrirent mon corps ; les arbres scintillèrent de plus belle en un kaléidoscope de couleurs et j’entendis la forêt entamer une sonate pour feuilles et insectes. Charmé par la musique de mes hôtes, je me mis à rêver une dernière fois. Je n’étais plus en train de me promener en bicyclette dans la campagne de mon enfance ; des visages connus, ceux de ma mère et de ma défunte sœur, ceux de mes grands-parents et aussi d’une multitude d’autres personnes que j’avais oublié ces dernières années, traversaient le ciel de mes songes. Ils essayaient de me parler mais aucun son ne sortait de leur bouche ; leurs yeux semblaient étrangement ronds et leur donnaient un aspect de poupée de cire. Mon corps se transformait progressivement ; mes pieds s’ancraient dans le sol humide du monde boisé tandis que mes bras s’allongeaient et se parsemaient d’un feuillage dru. Le soleil baissait sensiblement d’intensité et sa teinte passait du jaune à l’orange pour virer vers le rouge à la fin ; les nuages flottaient en accéléré dans une voûte céleste devenue sanguine. Pourtant, je n’avais pas peur et je contemplais ces éléments changeants avec la candeur d’un enfant émerveillé par son premier spectacle de magie ; si j’avais encore eu des bras, j’aurais certainement applaudi et si ma langue ne s’était pas confondue avec mon palais nul doute que je me serais mis à chanter. Les arbres aux mille couleurs se penchèrent sur moi et scintillèrent une dernière fois.
|