Où sont-ils allés ?
Date 17-06-2014 20:25:33 | Catégorie : Nouvelles
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Où sont-ils allés ?
Philippe n’était pas revenu dans ce bourg depuis des années. Jamais il n’avait pensé remettre les pieds ici ; ses souvenirs d’une époque révolue paraissaient lointains. Pourtant, à l’occasion d’un rendez-vous, il avait décidé de s’offrir une halte sur le chemin du retour ; rien ni personne ne l’attendait à Lyon depuis sa rupture avec Hélène et revenir au bureau ne l’enchantait guère. Il gara sa voiture sur la place de l’église.
Philippe entendit cinq coups de cloche sonner ; dans le temps, quand il habitait dans le coin, c’était l’heure de rentrer à la maison après une longue journée de collégien. Il se rappelait le retour en vélo avec ses camarades de classe ; combien de fois il avait raccompagné la fille du moment, celle qui faisait chavirer son cœur, jusque devant sa porte dans l’espoir secret d’un frottement de lèvres ? Sa dernière année, celle de la classe de quatrième, avait été la plus heureuse ; il avait connu son premier grand amour en la personne d’Angélique, la fille de l’esthéticienne. Avec ses deux grands copains Corentin et Thomas, il était allé à la piscine au début de septembre, un peu avant la rentrée scolaire, pour profiter des dernières chaleurs estivales ; c’était là qu’ils avaient rencontré les trois jeunes grâces, comme ils les appelèrent plus tard. Angélique, la poupée blonde, lui avait plu dès le premier regard ; ses deux amis lui avaient facilité la tâche en se concentrant sur ses deux copines Mireille et Christelle.
Philippe décida de se promener le long de la rue principale ; il ne fut pas surpris outre-mesure de constater que le salon de la mère d’Angélique n’existait plus ni d’ailleurs la boutique de mode des parents de Mireille. En quinze ans, Brignais avait bien changé ; le bourg isolé avait intégré la grande banlieue lyonnaise et les cadres moyens de la capitale régionale s’étaient rués sur ses terrains bon marché pour s’installer loin de la pollution urbaine. Les magasins de seconde zone avaient laissé place à des commerces cossus et tout le monde avait suivi ce miracle économique. Philippe tourna sur la gauche et passa devant l’école primaire où il avait appris à lire et à compter ; il se souvint de ses interminables parties de billes dans le petit parc attenant ainsi que de ses cours de solfège du mardi soir. Enfin, le collège apparut dans son champ de vision ; cet ensemble octogonal paré de briques rouges représentait bien le style des années soixante-dix, quand la France se voulait moderne et habillait ses administrations de bistre. En face, se dressait la colline où habitaient Corentin et Thomas ; elle abritait en son sommet un ensemble résidentiel construit pour les classes moyennes d’ouvriers spécialisés et de contremaîtres, constitué de petites maisons identiques en tous points.
Philippe tourna à gauche et se dirigea vers un banc de fer forgé ; il s’assit et alluma une cigarette. Ses souvenirs refirent surface ; il revit Mireille et Christelle en train de rire aux pitreries de Corentin et Thomas tandis que les timides Angélique et Philippe se regardaient amoureusement. « Comment ai-je réussi à embrasser la jolie blonde ? » se demanda-t-il. Il ne trouva pas la réponse à cette question et à l’évidence elle ne l’intéressait pas ; il préférait largement conserver un semblant de mystère sur ce symbole des jours heureux, du temps de l’insouciance et des amours sans conséquences. Angélique avait été son dernier rayon de soleil dans la campagne de Brignais, avant qu’il ne déménage pour Lyon où son père avait enfin trouvé la maison de ville conforme à son statut social de médecin spécialiste ; Philippe avait détesté cette décision et reproché à sa mère de ne pas l’avoir empêchée. Ses bouderies n’avaient pas fait pencher la balance en sa faveur et il n’avait finalement récolté que des punitions et une bonne paire de gifles. L’année suivante, il s’était retrouvé à Lyon, au milieu du béton et des voitures ; il avait intégré un grand établissement scolaire qui faisait à la fois office de collège, de lycée et de classe préparatoire aux grandes écoles. Sa mère, professeur de lettres de son état, lui avait vanté les mérites de l’enseignement prodigué en ce lieu mythique et la qualité des élèves triés sur le volet. « C’est autre chose que les petites brutes et les évaporées que tu côtoyais à Brignais » lui avait elle jeté à la figure, un jour où il avait encore boudé en regrettant son ancien collège. Philippe devait reconnaître, après des années de déni, qu’elle n’avait pas eu tort ; il n’aurait certainement jamais réussi ses études supérieures en restant dans un environnement aussi peu exigeant. D’ailleurs, il était le premier à se vanter de sa mention au baccalauréat scientifique, de son entrée à Sciences Po et de son réseau d’anciens élèves issus des plus grandes familles lyonnaises. Il avait également rencontré Hélène dans ce lycée ; elle était depuis devenue sa fiancé et le sel de sa vie. « Tout ça c’est du passé et Hélène m’a laissé tomber pour de bon » se dit Philippe dans un dernier sursaut ; la plaie ouverte de sa rupture lui faisait encore mal et il ne connaissait pas de meilleure remède que la nostalgie des années héroïques, quand il se baladait en vélo avec Angélique sur les routes fleuries de Brignais. « Où sont-il allés ? » se demanda-t-il en pensant à Angélique, Mireille, Christelle, Corentin et Thomas puis il se leva et reprit le chemin de son présent.
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