Interférences.
Date 07-06-2014 20:04:08 | Catégorie : Nouvelles
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Ni la douceur pâle de la ligne d’horizon aux dômes estampés, ni les petits potagers longeant la mer jusqu’à la plage lointaine où viennent échouer les vacanciers, ni le vol tantôt discret tantôt bruyant des oiseaux marins n’arrivent à égayer cette pauvre femme. Sa vie dans ce petit bourg de pêcheur lui paraît un exil douloureux. Quel lourd fardeau que de passer ses journées à rafistoler des filets de pêche, à mijoter quelque soupe au poisson, ou à attendre un mari en proie aux caprices de l’océan redoutable. Le mari est un homme sec, aux veines saillantes courant tout le long de ses membres, et aux moustaches drus. Taciturne, même quand il a bu, les rares paroles qu’il jette ressemblent plutôt à des sifflements. Après une nuit de pêche, il rentre rompu, une fois la cargaison livrée au milieu du vacarme des hommes et des sternes dans le port. Bien que le soleil soit déjà haut, dardant des rayons à pointes aiguisées, il garde le chandail qui le réchauffe au milieu de la brume humide des nuits au large. « Tu travailles trop chéri, lui dit sa femme dès qu’il a poussé la porte, l’ordinateur va t’esquinter les yeux! » L’homme la regarde un instant sans répondre. « Et notre garçon qui a besoin de ta présence un peu davantage, chéri ! » « Femme ! Siffle le pêcheur. De quel ordinateur parles-tu ? Quand aux mômes, j’aimerais bien en avoir, tiens !... Tu dérailles ! » La femme paraît se réveiller d’un lointain songe, et pose sur son homme un regard vide et absent. L’homme hoche les épaules et va se coucher. Et cette scène, avec des variantes, recommence de plus en plus fréquemment. Et l’entourage se met à appeler cette femme « la Folle ».
De marabout en derviche, l’homme finit par emmener sa folle dans un asile. Un cas très commun de schizophrénie. Cette femme ne supporte pas sa condition, ayant rêvé dans sa jeunesse d’épouser un professeur, ambition jamais assouvie, pauvreté et timidité aidant ! Et aux barbituriques et antidépresseurs d’étouffer ces fantasmes et sublimations qui font tant rire ses proches !
Seulement, et en dépit de tout, l’homme dont elle rêve continue à bercer sa solitude. Et cet homme, elle finit par le rencontrer, elle, la folle dont tout le monde se moque. C’est dans la rue calme et ombragée qui mène de l’hôpital à la station de métro. Il vient sur le trottoir opposé tenant son garçon de cinq ans par la main. Elle les appelle par leur nom et traverse la rue radieuse ! Le professeur regarde cette femme qui semble bien le connaître mais qu’il ignore complètement, et se réveille en sursaut. Sa femme lui dit : « tu étais en train de gémir si haut, ça va réveiller le gamin à côté ! » « C’est rien… C’est une simple apnée… » « Oui, comme à chaque fois que tu travailles tard ! » Le professeur se tait. Il ne veut pas parler à son épouse du rêve qui le pourchasse depuis quelque temps. Cette dernière se lève et va au salon. Ses doigts esquissent le geste d’un pianiste, courant le long des touches. Elle aussi est fatiguée d’une longue tournée à travers le pays. Mais bientôt, elle se sent languir et ne tarde pas à retrouver dans une maison de pêcheur son bonheur simple, la tête posée sur l’épaule d’un mari aux moustaches drus…
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