L'odeur du bonheur

Date 02-06-2014 20:10:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


L’odeur du bonheur
Claude sort du cabinet du docteur Geuvébin, son psychologue. Est-ce qu’il la prend pour une adolescente en crise ? Quelle idée saugrenue il vient de lui proposer ! Un journal intime, un truc de gamine attardée. Cela fait plusieurs mois qu’elle vient le consulter, moyennant des honoraires pas piqués des vers, et elle ne sent aucun apaisement, aucune évolution. C’est peut-être un charlatan. Elle aurait dû vérifier la véracité de ses diplômes.

Elle peste et grommelle en avançant lentement le long de la rue commerciale. Elle fait une pause devant la vitrine d’un magasin de prêt-à-porter féminin. Les miroirs postés de façon stratégique à côté des mannequins à la taille ultra fine lui renvoient l’image d’une femme au corps décharné, au visage squelettique, au teint blafard et aux cheveux ternes et en bataille. La dépression l’a marquée profondément, la vieillissant de vingt ans.

Plus loin se trouve une papeterie. La jeune femme décide d’y pénétrer. Elle déambule dans les rayons des romans, du matériel de scrapbooking, de bricolages pour enfants, de cartes routières, etc. Parmi les livres pour adolescents se trouvent les carnets portant de minuscules cadenas. Il en existe de toutes tailles et toutes couleurs. La commerçante s’approche de la cliente potentielle :

« Bonjour. Puis-je vous aider ?
– Non. Je regarde, merci.
– J’ai des modèles pour adultes. Suivez-moi… »

Claude suit la dame au sourire avenant qui lui présente une étagère un peu en retrait avec des cahiers plus sobres. La vendeuse en prend un et le dépose dans ses mains. C’est un livre avec une couverture fleurie sur laquelle est fixée une petite fiole rose sur laquelle est inscrit : essence de bonheur.

« Celui-ci est très spécial. C’est un tout nouveau concept inspiré de l’aromathérapie. Je vous le recommande chaudement. Le mode d’emploi se trouve dans les premières pages, suivez bien les instructions. »

Sceptique, Claude achète sans rechigner le fameux carnet pour un prix qu’elle trouve exorbitant. Arrivée chez elle, elle soupe d’une boîte de cassoulet avant de détailler sa nouvelle acquisition. Elle l’ouvre et entame la lecture des instructions d’utilisation ; ce qui est un peu étrange pour ce genre d’objet. Il suffit normalement d’avoir un stylo et quelque chose à écrire. Pour l’inspiration, cela ne devrait pas poser problème. Sa vie est une vraie tragédie.

Claude pose le crayon, offert gracieusement à l’achat du livret, sur la première page blanche. Elle décide de débuter son récit par le jour de son enfance qui l’a particulièrement marquée, celui où son père avait préparé ses valises et avait quitté définitivement la maison familiale, celle qui avait vu naître Claude. Quelques mois auparavant, la petite fille qu’elle était avait appris un nouveau mot : divorce. Un mot d’adulte qui ne quittait plus la bouche de ses parents et avait pris tout son sens en ce jour de novembre pluvieux. Elle revoit encore son père sur le pas de la porte, les valises à la main, lui adresser un clin d’œil, comme s’il voulait lui dire : « Je reviendrai bientôt. Ne t’en fais pas, ma chérie. » Mais ce ne fut pas le cas et un beau-père prit sa place. Il s’appelait Didier, pas un mauvais bougre mais il ne fut jamais plus que « le mec de maman ». Il ne s’occupait pas d’elle, ni de ses état d’âme d’adolescente en crise.

Dès qu’elle obtint son diplôme de secrétaire, elle prit le premier job qui se présenta à elle et un appartement à plusieurs kilomètres du lieu qui l’avait vue grandir. Puis, de contrats précaires en longues périodes de chômage, elle eut de plus en plus de mal à retrouver un emploi stable. Au niveau sentimental, elle alla de déception en déception. Tout d’abord, Pierre entra dans sa vie pour en sortir assez rapidement car il s’avéra être un maniaque bourré de tocs qu’elle ne pouvait supporter. Ensuite, Jules, un homme de vingt ans son aîné qui la considérait plus comme sa fille que sa compagne. Intolérable ! Au revoir Jules ! Et l’an dernier, Frédéric, celui qui aurait dû être l’homme de sa vie mais qui lui préféra une autre. C’est à ce moment-là que Claude toucha le fond et qu’elle commença à consulter.

Voilà une dizaine de pages noircies. La jeune femme est satisfaite de son travail. Elle prend délicatement la fiole attachée à la couverture et pose une goutte au centre de chaque page, comme préconisé dans le mode d’emploi. L’odeur est très agréable, un mélange de diverses fleurs, comme un champ printanier concentré dans une minuscule bouteille. Pendant qu’elle hume le parfum délicieux qui se dégage du carnet, elle remarque que les mots s’effacent inexorablement, laissant les feuilles à nouveau vierges de toute écriture. Elle peste contre l’arnaque dont elle se sent victime.

« Je suis décidément trop naïve ! Je me suis fait avoir. Demain, je le reporte au magasin. Elle n’a qu’à trouver un autre pigeon ! »

Le lendemain, Claude entre dans la librairie et se dirige, l’air renfrogné, vers la même vendeuse qu’hier.
« Bonjour, Madame. Comment puis-je vous aider ?
– Vous m’avez vendu ce carnet hier. J’ai suivi le mode d’emploi en aspergeant les pages que je venais d’écrire et tout a disparu. Je ne trouve pas cette blague très drôle. Remboursez-moi ! »

Avec un petit sourire, la libraire s’empare du petit journal et l’ouvre avant de déclarer :

« Mais vous avez déjà écrit à l’intérieur. Je ne peux pas le reprendre dans cet état.
– Comment ? Hier soir, les pages étaient redevenues blanches.
– C’est bien votre écriture ? »

Claude regarde le journal, et constate que les pages sont à nouveau noircies.

« Euh… oui. Bon, désolée pour le dérangement. Au revoir ! »

Claude est rouge de honte et se précipite vers la sortie, son cahier sous le bras. Qu’a dû penser cette femme ? Est-ce qu’elle perd la raison ?

À la maison, elle ouvre à nouveau le carnet. L’odeur qui s’en dégage vient lui chatouiller les narines et une étrange sensation de bien-être l’envahit. Elle n’a plus connu cela depuis longtemps. Là, elle s’installe dans le canapé et se met à relire sa production de la veille dans les effluves fleuries.

Sa vie relatée lui semble tout à coup moins morne et triste. Son père est toujours devant la porte, valises dans les mains, mais c’est normal car il part en voyage d’affaires. Le clin d’œil la rassure, elle sait qu’il reviendra. Didier n’est pas son beau-père mais le peintre venu rénover toute la maison suite à la promotion de Papa. Elle s’est éloignée de ses parents pour accepter un poste en or. Pierre n’est pas un maniaque ; il est parti suite à sa mutation à l’étranger. Elle s’est mariée avec Jules qui est mort d’une crise cardiaque, lui laissant un beau pactole. Et Frédéric ? Leur rencontre est toujours relatée dans les moindres détails mais il n’est plus écrit qu’il est parti avec une autre.

Sa lecture terminée, un sourire naît sur son visage, ses joues creuses lui semblent reprendre un peu de volume et un sentiment de bonheur l’envahit. Il parcourt ses veines sèches et redonne vie à tout son corps, comme la sève qui remonte dans l’arbre après un hiver rigoureux. La sonnette de l’entrée retentit. Elle court ouvrir. C’est Frédéric ! Il a les yeux qui brillent et reste muet. Il sort une petite boîte en velours rouge de la poche de sa veste, se met à genoux en présentant une jolie bague avec un saphir qui se trouve à l’intérieur. Il prend enfin la parole face à Claude en pamoison : « Ma chérie, veux-tu m’épouser ? »




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