Un jour différent

Date 01-06-2014 11:42:05 | Catégorie : Nouvelles


Un jour différent


J’ouvre un œil, puis l’autre, me retourne dans le lit et vois Hélène, déjà réveillée, en train de me regarder de ses grands yeux verts lumineux. Elle me sourit, de sa large et magnifique bouche, en silence. Une reine dans cette matinée de décembre. Je me dis que la journée commence bien, que ce serait génial si tous les jours démarraient de cette façon. Je décide de profiter du moment. Hélène m’embrasse tendrement et je ressens la chaleur de ses sentiments dans ses baisers langoureux. Je l’aime tellement. Comment pouvons nous déchirer si souvent cet amour dans des querelles stériles ? J’évacue bien vite cette question.

Nous sommes dans le salon, en train de prendre notre petit déjeuner. Le soleil éclaire la pièce et le matin annonce la couleur. Il va faire beau. C’est déjà le cas à l’intérieur de cette belle maison. Hélène m’a fait vibrer dès le réveil. Elle m’a envoyé très haut, là-bas dans les nuages, pendant un temps infini et j’ai encore du mal à reprendre le cours de la réalité. Même notre douche ensemble me paraît une visite au sein du nirvana, de l’Éden mythique dont parlent les amoureux dans les romans classiques. J’en conserve le souvenir brulant le long de mon échine. Et maintenant, assis à cette table en pin, je déguste mes croissants, au son de la douce voix de la femme de ma vie.
— Au fait, je ne t’ai pas dit hier soir, mais j’ai rencontré Fanny l’après midi, suite à ma réunion chez mon client préféré, me raconte soudain Hélène.
— Ah bon, et que devient elle depuis la classe préparatoire ? le lui répond aussitôt, surpris d’être intéressé par le sort d’une conne que je baisais fréquemment, entre deux révisions du concours de Sciences Po.
— “Eh bien !”, elle a finalement décidé de changer de voie et a stoppé ses études, pour se consacrer à la peinture et la photographie d’art. Elle nous propose de venir boire un café à sa galerie, ce weekend. Je lui ai dit, tu t’en doutes, que nous étions tous deux un couple, proche de nous marier, d’avoir notre premier enfant, gâteux l’un envers l’autre.
— Et qu’a t elle dit sur ce sujet ? Tu n’es pas sans savoir qu’elle et moi étions proches, avions une liaison passionnée et que je l’ai larguée, sans tambours ni trompettes, en débarquant à Paris.
— Elle semblait heureuse de nous savoir en ménage tous les deux et pas un brin étonnée qu’un tombeur de ton acabit ait choisi pour la vie, une première de la classe qu’il évitait beaucoup durant toutes ses études.
— Et j’en ai rajouté pour qu’elle comprenne bien que toi et moi avons vécu une jeunesse commune lors de ces cinq années passées à étudier de concert, économie et sciences politiques en plein cœur de la capitale.
Je reconnais bien là mon Hélène et sa langue de vipère. Elle ne peut s’empêcher de marquer son territoire, en l’occurrence moi, en face de rivales. Plus ardemment encore quand ces dernières sont du genre grande brune, au regard clair et à la poitrine généreuse. Mais ce qui m’étonne ici, c’est que ma fiancée chasseresse n’insiste pas plus loin sur ma relation passée avec la chaude Fanny, qu’elle ne supportait pas quand nous préparions les concours, durant ces années de bachotage intense. Dans nos rapports normaux, au quotidien je veux dire, elle me reproche souvent mon passé estudiantin, phantasmant sur des conquêtes que je n’ai nullement revendiquées, oubliant dans l’histoire qu’elle en a fait partie et qu’elle était contente à cette époque, que ce ne soit pas sérieux. Dans le cas présent, aucune mention à ce prétendu sulfureux passé, aucune pique vengeresse, rien que des informations basiques sur une rencontre a priori inattendue. J’en viens à me demander si je suis en plein rêve, quand je vais me réveiller, retrouver le monde réel, celui où ma filiforme dulcinée me noie sous ses critiques, me sermonne constamment, jugeant que je ne suis qu’un maudit garnement, sorti de grandes écoles qui ne me donnent pas le droit de rester un enfant.

Je roule maintenant en direction du centre ville. La circulation est fluide. Les autres conducteurs pilotent leur engin prestement. Ils font preuve de courtoisie, s’arrêtent aux passages cloutés et se comportent au volant comme jamais jusqu’alors. Magnifié par les lumières solaires reflétées dans mon toit ouvrant, ce trajet, d’ordinaire pénible, ressemble à une estivale promenade dans un parc, le dimanche à l’aurore. Je vole au milieu de la cité. Ma voiture japonaise se révèle vaisseau spatial flottant dans une galaxie que je ne peux qu’admirer. Je ne sais pas ce qu’Hélène a mis dans le café aujourd’hui mais c’est du lourd, de l’euphorisant, du presque lysergique. En plus, son parfum opiacé hante mon habitacle, régale mes narines, parfait mon optimisme coloré.
Je suis arrivé au bureau. Il va falloir quitter mon habit lumineux et revenir au costume standard fait de gris et de bleu, tenue règlementaire du consultant en stratégie. Je lâche mon sourire, referme à regret mes zygomatiques. Ici la rigueur est de mise. On n’est pas là pour rigoler. Je suis dans la zone de transit, celle où les officines de conseil regroupent leurs troupes, excitent le sens de la compétition, aiguillonnent de jeunes ambitieux rompus depuis l’enfance aux concours en tous genres. Je pose mon cartable, déballe mon ordinateur portable, me connecte au système interne et me prépare à souffrir. Mon superviseur enfin me remarque. Je vais y avoir droit, à ces humiliations coutumières qui font partie du jeu de pouvoir dans l’entreprise du troisième millénaire. Le dénommé Renaud vient vers moi, me tend sa petite main poilue, signe de sa bonne humeur, geste humain pour changer.
— Comment vas tu mon cher Philippe, me demande t-il sincèrement.
— Comme un lundi matin, lui dis je droit dans les yeux, utilisant sans ironie une expression consacrée dont le sens profond m’a toujours échappé.
— J’ai lu ton dernier mémo et il est excellent, poursuit il. Je constate avec plaisir que tu maîtrises parfaitement ton relationnel avec les dirigeants de cette société, si importante dans notre clientèle.
— Merci Renaud, je ne peux m’enorgueillir à titre personnel de cette confiance car, vois tu avant tout, c’est un travail d’équipe et je ne suis qu’un humble maillon, dans la chaîne de valeur de notre cabinet.
— Certes oui, le collectif prime sur l’individu dans notre beau métier. Cependant nous embauchons et formons de hauts potentiels, issus des meilleurs cursus, afin de conserver notre leadership par l’excellence.
— Je vais continuer dans ce sillon, ai-je conclu, déjà lassé par ce laïus politique qui ne sert qu’à éviter de tomber du mauvais côté de la pile des dossiers traités par la direction des ressources humaines.
— Viens avec moi à la cafétéria, je t’offre le café, poursuit mon manager.
Nous sommes assis dans cet espace supposé convivial, bardé de photos avantageuses de nos prestigieux associés. La conversation est cordiale. J’en suis moi-même étonné. Nulle tentative de porte à faux, un ton franc et sympathique, des anecdotes sur nos weekends respectifs. Je me demande si je n’ai pas jugé un peu trop rapidement, sans objectivité, ce trentenaire bedonnant à la calvitie naissante. Nous n’avons jamais connu l’occasion jusque là, de parler autrement que d’une manière formelle, d’encadrant à encadré, de parangon du savoir à petit scarabée. Renaud a des enfants en bas âge, une femme infirmière, une belle mère acariâtre, des traites sur son appartement. Il se révèle un humain comme les autres, avec ses problèmes de voisinage, ses interrogations quant à l’avenir des jeunes générations, une pléthore de préoccupations anodines et pourtant essentielles. Je ne me livre pas pour autant. Chat échaudé craint l’eau froide. Néanmoins mon sourire refait surface.

Je déjeune en bord de fleuve avec Hélène et sa sœur Laure. Cette dernière m’a appelé vers dix heures pour me proposer ce déjeuner impromptu et j’ai immédiatement accepté. Je l’aime beaucoup, cette pharmacienne spécialisée dans les cosmétiques. Sa gracieuse présence me repose. Elle sait tempérer le caractère vif de son ainée. En particulier quand cette dernière s’acharne sur mes défauts, minimise mes qualités, me renvoie dans les cordes à moitié sonné, sauvé par le gong. Ce midi, Laure n’a pas endossé sa tunique de casque bleu. Il semble qu’Hélène a hissé le drapeau blanc. Elle est venue sans armes, coiffée d’une symbolique couronne de fleurs, déesse de l’amour, femme comblée. Elle demeure dans le même état d’esprit que ce matin, chaleureuse et drôle, douce et aimante. Notre repas s’avère délicieux, à l’instar de notre discussion, émaillée de rires et de gestes affectueux. J’adore ce moment.

De retour au bureau, en pleine rédaction d’un document visant à capitaliser le savoir faire durement acquis au cours du projet, je commence littéralement à planer. Je me vois en compagnie de Lucie dans le ciel avec des diamants, aérien et bicolore, jaune et vert, flottant dans les cieux. Autour de moi, les autres consultants ont délaissé leur teint grisâtre pour un maquillage psychédélique. Ils affichent un visage bigarré, dansent en plein pays des merveilles, jouent avec les mots et les chiffres. Mon clavier se met de la partie. Ses touches passent des caractères cunéiformes au cyrillique. Elles s’illuminent sous mes doigts, me suggèrent une musique céleste comme si mon ordinateur devenait clavecin. Les murs décident de se mêler à la fête, faisant d’un espace précédemment euclidien une farandole de courbes et d’ellipses, un univers entièrement nouveau et bien hors du champ de la physique traditionnelle. Personne ne s’émeut de ces changements géométriques. Bien au contraire.
Déjà vingt heures. Je n’ai pas vu le temps passer. La salle commune s’est vidée de son assistance. Je me retrouve seul, encore sous le choc de ce spectacle hallucinatoire. Je regarde mon écran et constate avec stupeur que mon travail est terminé, finalisé, sans la moindre faute de frappe ou de grammaire. Mon traitement de texte n’a pas pu fonctionner sans mon aide. Je suis étrangement serein et décrète qu’il est inutile de chercher à percer ce mystère maintenant. Demain est un autre jour.

Hélène est à mes côtés. Mes parents sont également présents, ainsi que ma jumelle et mon grand frère. Le serveur nous sert des apéritifs au goût acidulé. Le restaurant fleure bon la nouvelle cuisine, larges assiettes et décoration sophistiquée. Ma mère lève son verre en premier.
— A nos deux amoureux, scande t-elle, en bonne musicienne qu’elle a été jadis.
J’avale mon nectar, bourdon ivre de fleurs. Hélène me tient la main sous la table, unissant nos destins et célébrant ainsi une existence neuve, vierge de tout souvenir, de nos champs de bataille.
— Nous sommes tous réunis ici ce soir, commence Hélène, parce que cela fait trop longtemps que nous n’avons dîné ensemble, en famille. Hélas, le temps passe trop vite quand on est jeune et ensuite il est derrière nous, avec uniquement nos regrets et nos non-dits. J’aime Philippe et ce sentiment est réciproque. Nos fréquentes bisbilles et puériles querelles de couple appartiennent désormais à la préhistoire.
— Bravo, sage décision, déclare ma sœur, rien ne sert de collectionner les cadavres dans le placard. Il faut aller de l’avant.
— La hache de guerre est mieux sous terre qu’accrochée à un mur en vulgaire trophée, renchérit mon frère.
— Que vos enfants soient beaux et vigoureux. C’est tout le mal que je vous souhaite, enchaîne mon père.
— Amen, conclut le serveur.
Le son devient subitement diffus, en sorte de concerto pour quatuor à cordes, digne de la seconde école de Vienne. Mes yeux se brouillent et je me mets à pleurer. Les visages alentour commencent à se faner, dans des tonalités de fauve et puis de gris. Progressivement, le décor ambiant se désagrège en plaques et puis en lambeaux. Je ne sens plus mes membres. Le froid m’envahit. Humide d’abord puis de plus en plus solide. Le sol bouge lentement, oscille et vibre. Je ne suis plus assis. Mon corps a disparu. Je me retrouve seul dans un vide sidéral, éclairé faiblement par de petits points lumineux. Je souris en guise de défense. Une dernière fois. Cette journée hivernale est décidément différente.


RAPPORT B22-2012-12-01


Ce premier décembre de l’année deux mille douze, je soussignée, docteur Amandine Schönberg, interne à l’hôpital neurologique de Bron, déclare le décès de monsieur Philippe Delahaye, âgé de trente ans, à vingt heures trente précises.
Le patient était soigné dans nos services, suite à un grave accident de la route, survenu dans la matinée du jour même. Les secours d’urgence ne sont pas parvenus à le réanimer sur place, après désincarcération, ce qui nous a conduit à le plonger dans un coma artificiel dès son arrivée au centre neurologique. Les indicateurs médicaux ont montré une activité cérébrale faible au début, puis en augmentation à partir du milieu de l’après midi, avec un pic aux environs de vingt heures. L’assistance respiratoire a fonctionné sans discontinuer et les signaux ont montré une amélioration, en particulier au niveau cardiaque. A vingt heures quinze, l’électroencéphalogramme a dépassé la limite théorique et force a été de constater que toutes les constantes physiologiques sont entrées dans le rouge. A vingt heures vingt, l’électrocardiogramme a atteint un sommet puis la courbe est devenue plate. Nous avons réalisé les procédures de réanimation classiques, sans résultat. Les deux organes principaux, le cœur et le cerveau, ont cessé de fonctionner de manière irréversible.

Fin d’enregistrement. A transcrire et à diffuser à qui de droit.



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