Tania
Date 29-05-2014 23:40:00 | Catégorie : Nouvelles
| Notre campagne est terriblement belle, si austère, si terne. Lorsque les alizées courbent les verts épis et que les gris nuages se déchirent dans ce ciel d’automne orangé, ma pupille ne peut se résoudre à laisser s’enfuir cette image dans les tréfonds de mon oubli. Je fixe les pierres âcres et amères de nos douces fermes, je caresse nos étendues verdoyantes où scintille la bruine crépusculaire, j’embrasse nos chemins de terre dont les sinuosités semblent sans fin, et j’enlace nos souffles chimériques dont la senteur est à jamais printanière. Il nous manque peut-être des feuilles dansantes et virevoltantes mais les arbres ont choisis de charrier leurs bourgeons par-delà nos vertes contrées, là où la terre est plus humide et plus fertile.
Notre campagne regorge de silence, de calme et de sérénité. Rares sont les vols d’oiseaux, les grondants sangliers et les souris charbonnées. Seules quelques fermes centenaires ont ancrées leurs fondations dans ces terres sans vie, ces terres où l’herbe règne à perte de vue. C’est sûrement pour cela que j’arrive à y vivre, pour ces longues ballades où mes bras las caressent les secs épis, pour ces nuits où je me laisse bercer par le vent tourbillonnant dans mes combles, et pour les feux de joie dans la lisse vase de nos plages. J’aime passer mes soirées à regarder la plaine onduler au gré du courant aérien ; j’aime ces doux matins lorsque les premiers rais illuminent ma ferme ; et j’aime tant entendre le parquet grincer lors de ces fraiches matinées hivernales.
Notre campagne est un endroit de songes et de fables où le temps et l’espace sont illusoires, où les chimères vampirisent notre doux quotidien pour le diluer dans le sang d’une douceâtre folie, vous plongeant peu à peu dans une suave léthargie aux sens mystifiés. Vos lèvres goûtent l’amertume des touffes d’herbes sèches et vos naseaux embaument la brise marine ; vos yeux scintillent les reflets chatoyants de la lande ombragée et vos doigts palpent la pierre séculaire et la boue originelle. Et, lorsque l’ouate de la brume étreint l’horizon, tous les arcanes du monde perdu s’illuminent d’un vif éclat, reflet des chroniques oubliées.
Notre campagne peut vous paraître bien sombre, désert de verdure étanchée, de nuages écorchés mais le vent dont les sylphes dessinent de voluptueuses arabesques est et restera le plus fidèle des compagnons ; le ressac ne cessera jamais de caresser vos orteils délicatement enfoncés dans le sable humide et charnel ; la bruine nocturne et le brouillard matinal vous pressent jours après jours dans leurs bras de velours. Et puis, même si la solitude vous prend lors d’acerbes nuits hivernales, la douce aura lumineuse de la ville sera toujours, au creux de l’horizon, une tendre veilleuse chassant les acerbes nébulosités.
Et, dans cette campagne, notre campagne, j’habite une simple citadelle de pierre, forteresse de ma suave solitude dont les pierres millénaires hument la saveur d’une douce nostalgie et dont le bois ancestral respire la succulence de la brousse gelée par une sèche nuit d’hiver. En effet, c’est un château bien modeste que je possède dont les quelques pièces étroites et exiguës vous étouffent de leur chaleur tempérante mais délicate ; pourtant, ces deux étages suffissent amplement à résoudre mes simples besoins de métayer et, lorsque je serais en âge de quitter mon labeur quotidien, je pense d’ailleurs transformer mes trois arpents de domaine en un potager élémentaire ou en un petit jardinet, pour faire déborder ma propriété sur cette nature figée et éternelle dont je rêve inlassablement d’élucider les secrets oniriques et les fables chimériques.
Depuis la triste mort de Tania, la maisonnette de Dimitri Ivanovitch Safin était devenue un cimetière dont les pierres tombales attendaient inlassablement les bourrasques les plus sévères pour s’éroder et s’éparpiller vers des contrées plus fertiles. Je laissais ma voiturette devant le portail et m’aventurait sur cette terre hostile dont la boue ambrée semblait me héler d’une tendre voix ; une ombre avait semble-t-il figer cette terre dans une prison de verre, une prison de ténèbres où jamais plus l’on verrait les primevères fleurir. « Que fais-tu là ? Tu ne dois rien à cet homme si ce n’est de la haine. Mais pourquoi es-tu là ? Oui, pour elle, il a toujours été question d’elle, encore et encore. Tu t’accroches comme un imbécile mais tu n’es que l’ânier d’un troupeau ravagé par les loups. Tu n’es que le roi des têtus sans peuple… Et pourtant, tu es là , pour elle. Elle. Mais va-t’en, va-t’en, au lieu de t’infliger cette souffrance inutile. ».
L’austère porte trônait fièrement devant moi et je ne pouvais me résoudre à entrer ; malgré les ravages du temps, les ruines de ma mémoire abritaient encore bien trop de souvenirs de cette femme et je m’apprêtais à repartir lorsqu’un grincement se fit ouïr. Le visage sévère de Dimitri se dévoila dans l’embrasure et mon souffle se coupa brusquement. « Qu’est-ce que tu attendais là dehors ? Allez, entre Stas, il me reste un peu de café. ». Le pas hésitant, je m’introduis dans la sombre demeure et découvris les immenses portraits de Tania et Dimitri fièrement accrochés dans le hall ; leurs sourires radieux semblaient me narguer, moi le pauvre Stanislav Sergueïevitch Dzagoev dont la tristesse et la solitude étaient devenues une légende rurale dans notre maigre contrée de l’Est.
Le regard éploré de Dimitri ne daignait me regarder et je pense qu’il connaissait à cet instant l’amour que j’avais toujours porté envers Tania. Sa mâchoire crispée reflétait une immense solitude en cette triste demeure et, dans le reflet de la fenêtre, j’apercevais deux petits yeux éplorés par la mort d’une femme. Après de longues minutes, il se décida à me tendre une tasse de café et me fit asseoir. Ses mains tremblaient et il y nichait son visage pour ne pas me dévoiler ses faiblesses. Un goût amer m’envahit alors et, je ne sus si c’était le café ou le chagrin. Je m’apprêtais à parler mais il me coupa.
« Lorsque ma mère mourut, nous l’avons enterré comme les coutumes d’ici nous l’ordonnent : nous avons jeté son cercueil au fond du fleuve après l’avoir orné de fleurs et de tissus. Nous avons sacrifié un bœuf là -haut, dans les collines, et nous avons bu jusqu’à en perdre la vue. J’aurais voulu enterrer Tania ainsi. Mais c’est une Makarova ; elle n’est pas de chez nous. Toi aussi, tu viens de son village et, c’est pourquoi, j’ai besoin de toi. J’aurais voulu accomplir une telle chose moi-même, mais je dois garder un œil sur la scierie. Ainsi, je veux que tu emportes ses cendres loin d’ici, chez vous, et que tu l’enterres comme elle se doit de l’être. Je sais que vous étiez très liés avant notre mariage et je sais que tu l’honoreras comme il le faudra. Bien sûr, lorsque tu reviendras, je te paierais. Grassement. ».
Dimitri sortit de sa poche un billet d’une immense valeur et le fourra dans ma poche. Je voulais le repousser mais, depuis la crise, l’on ne pouvait refuser un tel cadeau. Il se leva ensuite et ouvrit délicatement une armoire. « Je l’ai caché pour qu’ils ne viennent pas la chercher et la disperser comme une vulgaire païenne. Les gens d’ici n’aiment pas les étrangers, encore moins les croyants. ». Il sortit deux pots de café, trois boites de riz puis une large boite de thé de laquelle il sortit les cendres. Dans un dernier élan de passion, il l’embrassa fougueusement et je détournai le regard. « Mitia, je ne sais pas si je pourrais répondre à toutes tes attentes… Je n’ai jamais enterré personne, je ne souviens pas de tous les rites, Mitia. ». Sans m’écouter, il posa l’urne sur la table. « Maintenant, va-t’en, Stas, va-t’en avant que je ne te retienne. Elle… Tu es le seul qui puisse faire cela, Stanislas. Va-t’en avant que je ne la garde auprès de moi ! Va-t’en avant que je ne te tue pour la garder ! ».
Je roulais depuis presque cinq heures en direction de notre bourgade natale et la pluie n’avait cessé depuis mon départ. Les trombes d’eaux martelaient ma pauvre carcasse rutilante et ma voiture se transformait en une prison aquatique. Le brouillard m’y avait emmuré et je ne voyais pas au-delà de mon capot cabossé. Tania était assise sur le siège passager et j’essayais de ne pas la réveiller, ne pas lui parler, mais il me fallait savoir. « Pourquoi est-ce que tu l’as aimé ? Il n’a rien d’autre que des mains rudes et un corps brusque. Certes, il t’a aimé, et, même s’il a eu quelques maitresses, il n’a aimé que toi… Mais pourquoi ne m’as-tu jamais aimé comme je le voulais, d’une passion ardente et charnelle ? Je voulais en me réveillant chaque matin apercevoir ton tendre visage face au mien, apercevoir ces épaules nues que j’aimais tant. Cependant, je ne crains qu’il soit trop tard pour te dire cela. ». Tania s’était naturellement murée dans un silence oppressant et je sentais peu à peu la folie monter en moi.
Cela faisait désormais trois jours que j’errais sur ces mornes routes et je craignais de ne jamais retrouver le pays de mon enfance. Peut-être que Tania et moi avions créé cet endroit pour mieux enfouir un passé douloureux. Je ne sais pas, je ne sais plus, je n’ai jamais su. Je revoyais le corps de Tania que j’avais tant désiré renaitre de ses cendres et, même si je savais que cela n’était qu’un rêve, je me laissais transporter par mes visions.
Tania était de toute beauté en ce jour pluvieux. Ses cheveux blonds glissaient le long de sa peau de velours et son doux regard azur m’hypnotisaient suavement. Je me laissais bercer par sa beauté et, sans prononcer le moindre mot, elle prit possession de mon âme. Même en m’enfouissant dans les tréfonds de ma rutilante son image hanterais à jamais mes nuits et mes jours. La voiture croulait sous le poids d’une telle allégresse et les vitres explosèrent en mille cristaux ; la carrosserie se déforma telle une vulgaire branche asséchée et je me retrouvai enterré dans ce tombeau de ferraille et de rouille.
Non. Tania était triste, si triste. Ses yeux humides pleuraient sa propre mort et j’essayai de ne pas m’effondrer en larmes sous ce sombre spectacle. Son corps, malgré qu’il fût encore vivant, paraissait inerte pour une éternité sempiternelle. Son esprit ne se nourrissait désormais plus que d’une seule pensée : qu’allait devenir dans cet au-delà dont elle ne connaissait rien ? Son âme quittait les restes de son corps et s’exilait peu à peu vers l’inconnu. Elle cria soudainement et la voiture explosa dans un immense fracas. Mon corps se désagrégea et ma chair s’éparpilla le long de l’amer béton.
Non. Elle était peut-être heureuse, qui sait, mais j’étais bien trop occupé à me morfondre sur ma pauvre existence dont le sens se réduisait à impasse sans fond. Stanislav Sergueïevitch Dzagoev n’était qu’un pauvre fonctionnaire perdu dans une contrée qui n’était pas la sienne, perdu avec pour seul compagnons la femme qu’il aimait et son bourru de mari ; Stanislav n’était qu’un idiot ; mais pas un de ceux qui raconte des histoires ; non, pas un de ces idiots-là mais un idiot dont le seul talent est de se faire oublier des siens. Stanislav tenait désormais au creux de ses mains l’urne et cherchait dans les cendres une réponse à son malheur. Cependant, ce qui restait de Tania resta muet et je refermai l’urne avant de l’inonder de mes âpres larmes.
Un panneau m’indiqua une ville dont j’avais un vague souvenir et je décidai de m’y reposer pour la nuit. J’exécrais désormais le tissu rêche de ma voiture et le rembourrage usé qui ne m’avait causé que nuits cauchemardeuses et maux de dos.
Lorsque je me réveillai en ce gris matin, je découvris sur le second oreiller l’urne de Tania. Je n’avais pas retiré mes habits et le lit était encore fait. J’avais bu, trop bu, et la serveuse de l’auberge m’avait aidé à monter jusque devant ma chambre ; son charme ne m’avait pas laissé indifférent mais, j’avais prétexté que ma femme était là -haut, endormie par des céphalées acérées. J’aurais aimé que Tania porte ma bague et ce mensonge m’était apparu comme un doux rêve, une chimère inavouée et que l’alcool avait ramené à mon esprit.
Je descendis dans le hall et demandai au responsable de l’auberge le chemin vers notre village natal. Je n’avais pas pratiqué notre langue régionale depuis une éternité et je lui fis répéter à maintes reprises ses explications interminables ; il nous restait encore de longues heures de route et je décidai de faire un petit tour en ville pour me dégourdir les jambes. Il était tôt, trop tôt, et la plupart des commerces n’avaient pas dévoilés leurs vitrines alléchantes. Cependant, derrière une grille, un objet retînt mon attention. Une fine dague trônait entre les cigarettes et les pipes du tabac local ; ses fines dorures sur le manche et la brillance étincelante de sa lame me rappelaient le couteau dont se servait Anatoli, le père de Tania, pour décacheter les lettres d’une dextérité de boucher : d’un geste fin, court et habile, il tranchait le sceau de ses correspondances et j’admirais cet art du fer.
Un souvenir refit alors surface de mes mémoires embrumées. Une semaine avant le mariage, Tania s’était isolée de son mari, pour faire monter le désir comme le souhaitait la tradition de notre terre d’exil. Un soir, pris d’une crise de solitude, j’avais écrit une lettre dans laquelle je faisais part de mon amour à Tania. Je ne découvris jamais si Tania l’avait reçu. Peut-être le facteur s’était-il trompé ; peut-être son mari l’avait intercepté ; quoiqu’il en soit, jamais je n’obtenu une réponse. J’aurais voulu savoir, juste une fois, si mon amour était réciproque…
Au cinquième jour et après maints égarements, nous retrouvions enfin notre terre natale. Nous étions partis depuis tant d’années, après la mort de ma mère, dernier membre de nos familles encore vivant, et je peinais à reconnaitre les vieilles fermes familiales que nos pères avaient durement construit après la guerre et l’indépendance de notre contrée. Désormais, les ponts de bois étaient faits d’acier, le bois des maisonnettes avait été remplacé par les briques rougeâtres et la bourgade de mon enfance s’était transformée en une vulgaire ville métallique prête à s’élever vers l’industrie. J’évitais le centre-ville et me rendis directement vers le lac.
Dans les traditions de Dimitri, ils jettent le corps au fond d’un fleuve ; dans les nôtres, nous les brûlons au cœur d’une forêt. Sur la route, je m’arrêtais donc à la scierie, pour acheter de quoi embraser le bûcher puis m’enfonçai dans les méandres ne notre forêt. Il me fallut trois heures pour empiler convenablement le bois et, ne pouvant allonger le corps, je dispersais les cendres sur le tombeau. Avant d’enterrer définitivement la femme que j’aimais, je fis un dernier discours, l’ultime d’un amour jamais consommé.
« Tatiana Anatolievna Makarova. Je n’ai jamais été doué pour me confesser donc, pardonne-moi si mes paroles sont confuses. Si je ne dois retenir qu’une seule chose de tout ce qui nous a uni, c’est peut-être notre baiser enfantin. Nous n’avions pas dix ans et, déjà , le secret de l’amour nous obsédait. Nous avions vu tant d’hommes traversés la cour de la maison close de Liouba et embrasser ces filles de joie qu’une attirance avait inévitablement naquis au creux de notre insouciance. Tu m’as alors embrassé. En cet instant, je n’ai pas su, pas encore, mais, en grandissant, une boule au fond de mon cœur s’est formé, a grandi et l’amour n’a pas tardé à envahir tout mon corps. Et puis, un jour, nous sommes partis, tu as rencontré Mitia et nous nous sommes de plus en plus éloignés. Pourtant, je n’ai jamais cessé de t’aimer. J’ai essayé. Oh, oui, que j’ai essayé. Je voulais tellement t’oublier. Tellement. Tu hantais mes nuits et mes jours, tu… Pourquoi ? Pourquoi ne m’as-tu pas choisi ? Je te hais tellement. Tellement. Mon amour était trop fort ; il m’a détruit ; m’a transformé en un condensé de dégout. Mais je ne t’en veux pas. Non. Tout est ma faute ; je suis né ainsi, en t’aimant, et je mourrais ainsi, et te haïssant ; cependant, sache que l’amour et la haine sont plus proches qu’on ne le croit. Adieu, mon amour. Adieu, Tatiana Anatolievna Makarova. ».
Je jetai alors un mouchoir enflammé et l’essence s’embrasa instantanément. Une épaisse fumée noire envahit mon visage et je l’absorbais à m’en détruire les poumons, j’absorbais les restes de notre histoire. Le crépitement des branches m’était insupportable et je n’y percevais qu’une funeste mélodie, symbole d’un amour inexistant. Les larmes envahirent mes maigres joues et toute la rage que j’avais accumulée au fil des années s’évaporait avec elles. « Mon amour, mon amour, mon amour, répétais-je inlassablement. ».
L’unique ressemblance entre les traditions de Mitia et les nôtres est la veillée funèbre. Nous nous perdons dans l’ivresse jusqu’à oublier l’enterrement. Je pris donc la direction de la maison close de madame Liouba. C’était une immense demeure aux arcanes gargantuesques et aux piliers célestes dont les dorures étaient sûrement les plus fines de notre contrée. Une vieille femme et ce qui devait être Madame Liouba m’accueillit et me reconnut dès que j’eus franchis son palier. Derrière la sénescence de son visage, les traits fins d’une belle femme étaient encore visibles et je me souvenais avoir eu plusieurs pensées charnelles sur ce qui avait été un corps aux courbes voluptueuses mais gracieuses.
Elle me présenta une longue file de jeunes femmes et je choisis Natalia dont la chevelure me rappelait celle de Tania. Je pris une bouteille du meilleur alcool de Liouba et emportai la jeune Natalia dans une chambre. Après avoir engloutit la moitié de la bouteille, je laissais Natalia m’allonger et poser ses cuisses sur mon corps inerte. Natalia était d’une beauté éternelle, une de ces beauté qui jamais ne s’efface, une de ces beauté qui ne peut laisser indifférent. Ses yeux me fixaient et je ne pouvais déceler le sentiment qui l’animait. Peu à peu, l’alcool me fit perdre la vue et je ne savais si je me souvenais de mes chimères où rêvais de mes mémoires. « Tania. ».
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