Fantôme
Date 21-04-2014 19:16:05 | Catégorie : Nouvelles confirmées
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Une pénombre oppressante a envahi ma chambre. Malgré la présence d’un cocktail de médicaments dans mes veines, mes yeux restent désespérément grands ouverts. J’ai tout loisir de détailler la façon dont la pleine lune fait jouer sa lumière sur les barreaux métalliques de mon lit et sur le goutte-à -goutte branché à la poche de perfusion dont le tuyau vient s’enfoncer sans mon bras droit. Je peux admirer les étoiles à travers la fenêtre salie par les dernières averses de la mousson. Autour de moi, se trouvent d’autres lits comme le mien, où mes compagnons d’infortune toussent, murmurent dans leur sommeil ou gémissent.
Depuis combien de temps suis-je couché ici ? J’ai cessé de compter après le vingtième jour. Quotidiennement, le médecin aux yeux bridés et à la fine moustache vient consulter ma fiche médicale, sans me jeter un regard. Même les infirmières semblent me considérer comme un morceau de viande qu’on nettoie, qu’on retourne et enrobe tel un gigot de Pâques ou une dinde de Noël. J’en oublierais presque mon nom, remplacé par le numéro affiché au pied de mon lit, le treize. Porte malheur ou porte bonheur ? Chacun voit midi à sa porte. Je n’ai pas pu choisir mon lieu de villégiature. Mon statut de malade, ou plutôt de blessé, m’a octroyé le privilège d’avoir le gîte et le couvert offerts par notre cher Président, digne représentant de notre Mère Patrie, soucieuse du sort de ses soldats.
Peu à peu, une douleur sourde se réveille dans ma jambe droite, son apparition est inévitable et redoutée. Je le connais car elle vient me visiter chaque nuit, comme un fantôme hante son ancienne demeure. Je lui préfèrerais, et de loin, voir un visage familier qui réveillerait à nouveau mon identité, me rendrait un passé et ramènerait un sourire sur mon visage barbu, aux cernes violets et aux yeux fatigués. Tout débute par des fourmillements au bout des orteils, des crampes dans le mollet et des centaines de coups de couteau me lacérant le tibia. Je tente de garder le contrôle de mon corps, de dompter ce mal qui me ronge la guibole, mais en vain.
Je me mets à gémir, de concert avec le patient du lit deux. Notre duo improvisé fait apparaître une infirmière potelée, avec deux piqûres de taille respectable. Après avoir administré la première à mon comparse de chœur, elle s’approche de moi. Le cérémonial est simple et toujours identique : elle soulève mon drap trempé de sueurs froides, à la recherche de ma fesse droite de plus en plus famélique, un petit coup de désinfectant étalé sur deux centimètres carrés de peau et la sensation d’un dard géant qui me transperce la cuisse, pour m’injecter un produit acide. Sa mission accomplie, la blouse blanche quitte la pièce pour rejoindre sa chaise, dont le siège est encore tiède.
Là , je sais qu’il me faut juste patienter, le temps que la drogue fasse effet. Couché sur le flanc gauche, je me recroqueville, ramenant lentement mon genou droit vers ma poitrine. Je le tiens entre mes deux mains et le masse doucement. Mes doigts s’aventurent plus bas et ne trouvent que le bandage qui recouvre mon moignon, dernier vestige de ma jambe dont les lambeaux ornent la rizière où se trouvait cette saloperie de mine anti-personnelle.
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