Les chroniques de Sara Conar
Le ciel explosait de lumières blanches, de lignes discontinues, de feux rouges et oranges, de flèches enrobées par trois. Ce spectacle magique durait depuis des heures, trop longtemps pour Sara qui sentait lourdement le poids de la fatigue sur ses épaules frêles. Elle roulait vers le sud loin de toute cette merde depuis le matin même, d’une seule traite sans avoir pris le moindre repos vu qu’elle était bien seule. Et s’arrêter, nenni, le danger est trop grand.
Sara comprit enfin qu’il fallait concéder à sa fuite actuelle un petit peu de temps pour une halte salvatrice plutôt que de risquer l’accident de la route ; un point d’arrêt fatal à son histoire pénible démarrée seulement la veille. Elle prit sans réfléchir la première route sur la droite, juste une issue aléatoire sur cette longue nationale loin de toute autoroute et de ces systèmes de surveillance, de cette électronique qui lui sortait des yeux. Il semblait toutefois nécessaire de faire le point dans un lieu isolé, en pleine nature si possible, sur la conduite à suivre dans les prochaines heures. Elle trouva un petit bois agrémenté d’un chemin vicinal, perdu dans le cul de nulle part. Idéal pour des amours discrètes, des rendez vous galants, des fugues adolescentes ou quand soulager sa vessie.
Tout avait commencé hier soir quand Sara rentrait tranquillement chez elle, après une journée épuisante à taper des rapports, à rédiger des mémos pour un politicien dont elle s’occupait dans le cadre d’un contrat d’intérim récent. Son mari, petit homme gras sans autre relief que son ventre avancé, cuisinier de seconde zone dans une obscure cafétéria de banlieue éloignée, l’attendait bizarrement des papiers à la main. Il devait probablement ne rien comprendre à un avis administratif de plus, dans sa gestion laxiste de toute formalité inventée par l’Etat. Et Sara, une fois n’est pas coutume, représentait la solution à ses vrais faux problèmes et à son insignifiante manière de vivre en société. Mais, pour changer, il n’était pas la source de cet imbroglio. Les papiers qu’il montrait à sa femme se rapportaient à des transactions financières, avec moult numéros de comptes et des noms de bénéficiaires, des sommes astronomiques dans des banques privées situées la plupart sur des iles lointaines. Ce crétin bedonnant croyait bêtement que son épouse Sara lui cachait une fortune qu’elle ne possédait point. Le ton monta. Plus Sara essayait d’expliquer qu’elle ne comprenait rien à cette situation, plus le gros lui reprochait une supposée fourberie, rentrant dans des détails qui prouvaient en tout cas qu’il passait ses journées à fliquer ses voisins, ses collègues et bien entendu sa chérie ; la mère de ses enfants, celle qui lui avait juré fidélité le jour de leur mariage, devant monsieur le curé et madame le maire.
Jamais au grand jamais, le cuistot n’avait frappé sa femme mais quand il s’agissait d’argent il devait se montrer plus viril, assoir son autorité et dominer par la force. Sara expérimenta la gifle conjugale, une première après dix années de mariage deux filles et un emprunt longue durée auprès de l’écureuil. Elle tomba sur son cul du haut de son mètre soixante, encore abasourdie d’avoir subi la foudre de son si gentil mari. Et il n’en finit pas de la traiter de tout comme du poisson pourri, dans son violent monologue de petit mâle vexé de découvrir ce soir que son épouse docile entretenait un jardin secret. La deuxième baffe tomba, plus forte que la précédente, puis la troisième et jamais trois sans quatre ceci jusqu’au moment fatidique où Sara s’évanouit. Quand elle reprit connaissance, elle était attachée sur une chaise dans le salon avec dans son champ de vision son époux tortionnaire, résolu et certain d’apprendre la vérité. Non seulement il la croyait richissime, cachotière et vénale, mais aussi adultère. Et pour prouver ses dires il avait imprimé ses e-mails privés qu’il avait dûment piratés avec des logiciels conçus pour espionner les ordinateurs et téléphones mobiles. Sara n’en revint pas. Elle qui n’assurait pas un iota en informatique malgré cinq années d’études supérieures en langues étrangères dans une université parisienne, qui avait épousé un grouillot de cuisine dont le plus beau diplôme était le permis de conduire des camions, elle la lettrée se faisait posséder par lui le manuel via le bras insensé de la technologie numérique. Un comble ! Autant perdre au judo contre un manchot cul de jatte. Il déballa enfin des années de soupçons à se ronger les sangs, à croire que sa femme tellement plus belle que lui, allait chercher ailleurs ce qu’il ne pouvait pas lui offrir, auprès d’hommes plus grands, plus beaux et plus riches. Sara hallucinait au fur et à mesure de cet étalage malsain d’indices emberlificotés, de raisonnements paranoïaques et de raccourcis illogiques dans le seul but de confirmer ses dires, ses raisons et sa colère. Toutes ces années passées auprès d’un homme plutôt petit garçon, sans se douter qu’il épiait ses moindres faits et gestes, ce depuis le premier instant.
Comment s’en était elle tirée ? Sara ne s’en souvenait pas vraiment à travers des images floues et de vieux instantanés tirés d’une scène de guerre, des bribes de sa mémoire en un mélange incertain. Mais elle avait réussi à se détacher et à fendre le crâne de cet abruti paranoïde puis à prendre la tangente avec en main les papiers, ceux qui l’incriminaient de blanchiment d’argent, de détention de fonds ou de quoi d’autre encore. Et maintenant elle se retrouvait loin, sur une voie campagnarde, à l’orée d’une forêt ou à côté d’un bois dans sa petite voiture, seule et bien apeurée de cette situation un tant soi peu kafkaïenne. Heureusement pour elle, ses enfants séjournaient dans sa propre famille et non chez les psychopathes parents de son bourreau de mari. Dans toute situation pourrie il devait bien exister un rayon de lumière, une raison d’espérer. Sur ces pensées positives, Sara plongea prestement dans un sommeil profond. Au petit matin elle se réveilla courbatue sous le chant des oiseaux perchés en haut des arbres qui semblaient lui intimer de reprendre du courage, de repartir au sud vers la zone de confort du domaine familial. Elle savait que sa mère ne lui reprocherait pas son cassage de tête conjugal vu qu’elle n’avait jamais pu encaisser le gras du bide, lui souhaitant autre chose qu’un laveur de casseroles comme père de ses enfants et comme gendre de maman. Mais si chacun écoutait sa mère où irait donc le monde ? se surprit à penser notre héroïne. Et elle avait bien déjoué ses plans à la matrone en choisissant d’ignorer tous les beaux étudiants ou les futurs banquiers qui passaient leur temps à lui faire du plat pendant qu’elle révisait son vocabulaire allemand. Pire que ça, plus drôle surtout, elle avait ramené à la maison la parfaite antithèse de tout ce que sa mère pour elle avait rêvé. Et cerise sur le gâteau l’intrus avait duré, passant de liaison honteuse et cachée à conjoint légal, à géniteur deux fois, à moitié domestique pour le meilleur et le pire. Rien qu’a se remémorer la tronche de sa mère le jour de son mariage, Sara retrouvait le sourire. Sur ces souvenirs comiques, elle remit le contact et poursuivit sa route, le cours de son histoire.
Les kilomètres s’enchainaient et Sara ruminait les évènements passés. Du pourquoi au comment elle essayait vainement de débrouiller les fils de cette étrange affaire. D’où venait ce courrier ? Que représentait il vraiment ? Telles vibraient les questions qui tourmentaient son esprit. Dans sa carrière professionnelle elle n’avait pas souvenir de transactions occultes, de versements secrets ou de mannes financières dont elle aurait profité. Travailler pour un personnage politique pouvait constituer au regard d’un tiers un motif suffisant pour expliquer quelque peu cette profusion d’argent. Pourtant dans son travail chichement rémunéré, elle ne traitait jamais de source de financement, de corruption d’élites ou de valises de billets. Ses attributions étaient claires et se limitaient à des revues de la presse internationale, à des communiqués détaillés et à du secrétariat haut de gamme en langue étrangère de par sa formation initiale de traductrice diplômée. Et son politicien, plus occupé à gérer ses maîtresses qu’à détourner des fonds, ne visait nul mandat plus prestigieux que le titre de conseiller général. A eux deux ils formaient en toute transparence, un duo efficace de facilitateurs dans un service public qui consommait du papier. Peu versée dans la théorie du complot, Sara n’échafaudait pas de thèses improbables, de scénario d’espionnage ou de dérive maffieuse. Néanmoins son cerveau turbinait sans limite, tournant le problème dans tous les sens et analysant les données tout en comparant les informations qu’elle avait avec celles qu’elle supposait exister, créant ainsi une multitude complexe de situations ubuesques et de singularités administratives. Elle frôlait la surchauffe, la fusion nucléaire de ses pauvres neurones. Un bon café s’imposait.
Elle choisit de jeter l’ancre aux portes d’un village rue, d’un de ses bourgs que seul notre beau pays sait fabriquer, perdu dans un paysage nivernais peuplé de gens ordinaires, refuge préféré des pépères et mémères qui n’avaient plus les moyens de la vie parisienne. Ici, personne ne la jugerait autrement que comme une transitoire citadine dans la pure tradition des congés payés ou des trente cinq heures. Garée à coté de l’église elle se dirigea derechef vers la guinguette locale, une sorte d’estaminet pour joueurs de tiercé et lanceurs de dés. C’est à peine si elle remarqua les regards insistants des indigènes en mal de femelles bien foutues. Quand je pense, se dit-elle, que mon soi-disant cher et tendre croyait dur comme fer que je le trompais avec le premier venu et que c’est de ce fait qu’il a fondu les plombs de sa cervelle malade, de sa petite tête pleine de nœuds et de crasse. Elle prit place dans un coin du troquet loin du bar loin des yeux, autant être discrète quand on est fugitive. Une fois son noir breuvage apporté par un serveur sénile, Sara inspecta de plus près les papiers qui avaient déchainé les soupçons de celui qui maintenant grillait son gros derrière dans les flammes du malin. Les documents restaient mystérieux, en forme de relevés bancaires avec des tas de zéros en dollars en euros, en francs suisses et en livres. En long en large et en travers, l’équation primordiale se résumait finalement à de riches dépôts sur des comptes numérotés dans des paradis fiscaux. Quel dommage, songea-t-elle, que ce ne soit pas réel et que ce trésor soudain ne devienne le sien, comblant les vides de son livret d’épargne et de son maigre patrimoine d’écureuil francilien.
Et puis le café explosa les barrières mentales que son cortex fatigué avait érigé toute la nuit pour la faire durer dans sa trop longue fuite. Elle poussa les papiers de côté, retourna l’enveloppe et la déchiffra longuement. Ce n’était pas son courrier ; le facteur avait du déposer dans sa boite cette missive fatale sous prétexte que le nom affiché ressemblait au sien, à celui de sa famille, à son patronyme de jeune fille du moins dans le désordre. Pourquoi avait elle épousé un cuistot dyslexique et incapable de lire le nom de son épouse quand il diffère du sien ?
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