Cadavres exquis

Date 19-04-2012 21:40:00 | Catégorie : Nouvelles


Cadavres exquis


Le bateau filait à une cinquantaine de nœud au large. Il traçait sur l’immense
baie un sillon blanc que les mouettes un tant soit peu distraites prenaient pour
des bancs de poissons. On voyait du haut du ciel la grosse embarcation avancer comme une bouée flottant au gré des courants. En réalité elle traçait surement sa route vers le cap qu’elle s’était donnée, le Cap des Dents Blanches.

Des filets de sels transportés par les vents qui venaient de l’Est, se déposaient sur le visage des marins. Ils ne le remarquaient même plus, dix, vingt ou trente années après avoir parcouru les flots, après avoir fait de l’immense océan la dangereuse demeure de leur destin. L’un d’eux, homme à l’âge difficilement déchiffrable, secouait sa casquette qui venait de recevoir une giclée d’eau salée. Il ne se souvenait déjà plus les premiers moments où poussé par une profonde misère et une faim tenace, il se tenait debout sur la passerelle à regarder le vaste horizon, et où il essuyait avec sa langue les contours de sa bouche pour goûter le sel que le vent dispersait un peu partout.

En ce temps-là, il ne savait même pas quelle mission l’attendait sur le navire, la seule chose à laquelle il attachait de l’importance c’était de pouvoir rentrer chez lui à la fin de la semaine avec quelques billets verts dans la poche. Il s’était engagé par la force des choses donc, avec une l’idée obsédante que lui rappelait son estomac : « Je meurs », lui criait-il tantôt dans un gargouillement frénétique, tantôt dans une contraction douloureuse. Le reste lui importait peu. A dire vrai, le reste lui paraissait d’une insignifiance totale. C’est ce qu’avait remarqué un des marins de l’équipage, lorsqu’il s’était approché de lui et qu’il avait vu son regard livide, perdu quelque part, à l’horizon de son âme ou de l’océan. Le vieux marin lui tapa sur l’épaule et lui dit : « Hé fiston, tu as l’air triste ! ».
Il ne répondit rien. Comment aurait-il pu lui dire : « J’ai faim monsieur » ? Cela loin d’apaiser ses douleurs, l’aurait démasqué. Chose absurde toute de même, car la plupart des marins présents sur le pont, espérait la même chose que lui. Mais il ne voulait pas que son estomac crie sa peine à la face du monde. Ca n’était ni par honte, ni par cachoterie, mais par pudeur. La pudeur de ceux qui ont faim est la dernière et la plus puissante des dignités qui leur reste. Il y tenait. Il ne dit rien donc au vieux marin, car il n’avait rien à lui dire. Il continua à balayer l’horizon, tentant par moments de deviner l’endroit où le bateau aller arrêter sa course.

Un mal de tête le prenait souvent. Il ne s’était pas imaginé que les flots pouvaient être si violents à quelques encablures de la côte. L’embarcation était emportée dans un charivari, les vagues la brandissaient, puis semblaient vouloir l’engloutir. Et au moment où on ne la voyait plus, elle réapparaissait fière, s’élevant au-dessus des flots avant de replonger à nouveau. L’avant du bateau se fracassait contre les vagues. Des éclats d’eau venaient tremper jusqu’aux os les marins qui s’accrochaient fermement aux barres du pont. Le vent avait redoublé d’intensité, il dirigeait à présent toute sa force vers l’Ouest. Cette soudaine tempête lui avait fait oublier son estomac. Il était tombé plusieurs fois, puis avait fini par agripper la rambarde qui entourait la cabine de pilotage. La guerre avait bel et bien commencé. A chaque vague, on entendait une explosion retentir. La coque du bateau frappait de front la surface de l’eau. Mais à peine eut-il le temps de se préparer à cette bataille, que le vent tourna, puis s’estompa. La hauteur des vagues diminua de moitié, et le bateau reprit une allure normale. Il en était tout étonné. Le vieux marin qui lui avait tapé sur l’épaule, avait remarqué son étonnement. Il lui dit : « Et oui c’est comme ça ici, ne te fit pas à la couleur du ciel et aux rayons du soleil. Nul n’est sûr de rien ». Il commençait à comprendre que l’océan ce n’était pas ce qu’il avait imaginé lorsqu’il jouait enfant sur la plage, ou lorsqu’il se baignait avec sa sœur dans une eau calme et douce. Il ignorait tout de cette immensité qui faisait vivre la région, et qui donnait à la plupart une raison de vivre. Parfois les vagues qui venaient s’échouer sur la plage étaient puissantes, et interdisaient la baignade, mais jamais il n’avait vu et sentit avec une telle intensité l’impétuosité de l’océan. Il découvrait enfin ce monde qui pourtant se tenait à sa porte.

Le navire freina enfin son élan et stabilisa son allure. Les marins s’impatientaient de se mettre à l’ouvrage. Le vieux marin lui dit : « Regarde nous faire fiston, pour aujourd’hui tu n’as pas à t’inquiéter. Retiens les gestes importants. Tu peux rester avec moi ». Il était content que le vieux marin lui témoigne tant d’attention. Il n’osa pas lui demander ce qu’ils allaient pêcher. Il se doutait bien qu’il devait s’agir de tous les genres de poissons. Sardines, maquereaux, loups, bars, et tous ce qui pouvait rapporter un peu d’oseille. Il regarda donc les marins s’activer sur le pont. L’un d’eux sortit un grand filet d’une soute et le déploya sur le sol. Ce devait être un des filets de pêche, pensa-t-il. Puis un marin cria en direction de la cabine : « On y va ». Alors le navire redémarra. Il filait à présent à une trentaine de nœuds, glissant avec légèreté sur la surface de l’eau. De temps en temps, une vague le soulevait, et il décollait pendant une fraction de seconde.

Un des marins l’aperçut immobile, en train d’observer ce qui se passait sur le pont. Il l’interpella : « Hé petit, tu veux pas plutôt me donner un coup de main ? Tu crois que c’est en restant les bras croisés que tu vas pouvoir manger à la fin de la semaine ? ». Alors il s’avança pour l’aider, mais le vieux marin s’interposa. Il dit : « Attends c’est bon, il va nous regarder faire aujourd’hui. Il faut qu’il apprenne. ». L’autre pas vraiment enchanté lui dit : « Il peut quand même tirer un filet, c’est franchement pas la mer à boire ». Le vieux marin ne répondit pas et il s’exécuta sa place.
Il lui était reconnaissant de vouloir l’aider, mais il pensait aussi qu’il pouvait commencer à travailler. Finalement, il continua à regarder les hommes s’exécuter. Le soleil venait de réapparaitre, ses rayons tapaient sur le visage des hommes. Le bateau continuait à filer. A l’arrière, trois hommes s’activaient à préparer l’appât qui aller servir de festin mortuaire aux poissons. La messe était dite pour eux, mais ils ne s’en doutaient pas. Ils erraient dans les courants en suivant leurs instincts, innocemment, jusqu’au moment où ils tomberaient sur ce cadeau empoisonné. Mais à sa grande surprise, les hommes sortirent d’un grand saut un gros amas de viande, fait d’un mélange de gros poissons et de corps d’animaux en décomposition. Une grande quantité de sang s’échappait de cette masse informe. Les hommes accrochèrent cette boule de sang à un énorme hameçon qui ressemblait plus à un crochet de boucher qu’à un hameçon de pêche. L’hameçon était rattaché à un câble épais comme la largeur d’un avant-bras, lui-même attaché à un large rouleau. L’un des hommes actionna la manivelle et le câble se déroula. Ils jetèrent l’appât à l’eau qui continuait à déverser du sang un peu partout. Là le vieux marin lui dit : « Regarde petit, là ça devient intéressant ! ».

Le câble continuait à se dérouler jusqu’à ce qu’il soit complètement tendu. Le chalutier semblait augmenter son allure. Il commençait à se demander comment ils allaient pouvoir sortir de l’eau des bancs de poisson avec un hameçon aussi énorme. L’appât solidement attaché à l’hameçon était trainé à la surface de l’eau, on le voyait parfois rebondir à quelques dizaines de mètres. Deux goélands volaient non loin de lui. Ils le prirent pour un poisson. Alors ils se précipitèrent dessus, fondant avec fulgurance sur l’appât. Ils se délectaient déjà de ce festin qui leur tendait le bec. Mais tous deux savaient que l’autre, alors compagnon dans la recherche de nourriture, devenait soudain un concurrent qu’il fallait vaincre. Ils descendirent en flèche, côte à côte, chacun d’eux cherchant à devancer l’autre. Ils ne se doutaient pas qu’accrochée à l’hameçon, il y a avait une boule de sang beaucoup trop grosse pour leurs becs et leurs petits estomacs.

Sur le pont, le vieux marin lui dit en parlant des goélands : « Ca arrive souvent, ils prennent ça pour une proie facile, tentent de le suivre, puis après s’être rendu compte qu’il n’y a rien à faire, ils s’en vont. Ou ils finissent comme l’appât, en charpie. ». Il se demandait ce que le vieux marin voulait dire par là. Il ne comprenait pas le danger que représentait l’appât pour ces oiseaux. « Regarde petit, regarde petit, ça ne va pas tarder ! », lui dit le vieil homme.
Les deux oiseaux étaient prêts à attaquer. Ils ouvrirent leur bec pour piquer la boule de viande. Ils se rapprochaient, n’étaient plus qu’à deux mètres, un mètre, la résistance opposée par l’air caressait leurs ailes. Ils se sentaient forts, prédateurs. Ils n’étaient plus qu’à quelques centimètres de l’objectif. Leur cerveau avait déjà préparé leur organisme à digérer la nourriture. Leurs yeux perçaient comme des flèches la cible. « Regarde ! » cria le vieux marin. Alors, une masse énorme sortit de l’eau. Il fut stupéfait. Les deux goélands avaient disparus, seule restait suspendue dans les airs, une immense silhouette qui devait faire cinq à six fois la taille d’un homme. Tout semblait s’être arrêté. La seconde durant laquelle le monstre resta en lévitation, lui parut être une éternité. Puis l’énorme masse retomba avec un fracas semblable à ceux du navire durant la tempête.

Tous les marins crièrent de joie ensemble. Mais le plus dur commençait. Il fallait remonter la bête sur le pont. Heureusement, le chalutier était équipé d’un mécanisme électrique qui permettait de ne pas avoir à remonter le câble à la force des bras. Quelques minutes plus tard, ils crièrent de nouveau à la vue de la bête qui maintenant était étendue la gueule béante sur le sol. Elle n’était pas morte. Elle était donc encore dangereuse. Le vieux marin prit un immense couteau, se plaça derrière l’animal et commença à lui trancher l’aileron. Les autres le plaquaient au sol avec des pelles pour qu’il ne bouge pas. Puis une fois que le vieux marin eut terminé, ils crièrent encore tous une fois. Il y avait maintenant plus de sang sur le pont que d’eau. Il s’échappait du dos et de la bouche de l’animal. Alors à l’aide de leurs pelles, et de toutes leurs forces, ils poussèrent la bête agonisante jusqu’à ce qu’elle retourne de là où elle venait. Le chalutier était complètement à l’arrêt, ce qui permettait aux marins de travailler plus facilement.

Lui, restait tout esbaudit de ce qu’il venait de voir. Il n’avait pas imaginé que leur mission consistait à supprimer le seigneur des mers. Tandis que tous étaient encore en train de célébrer leur victoire, en contemplant la grosseur de l’aileron, il se pencha par-dessus bord pour tenter d’apercevoir la bête. Il la vit flotter entourée d’une mare de sang ; quelques bouts de chairs détachés flottaient aussi. Puis lentement, elle sombra dans les abysses du grand océan.

Alors qu’il regarde le large, le vieil homme se rappelle ce premier départ en mer, ce jour où il avait vu pour la première fois le seigneur des mers, qu’il imaginait pourtant immortel. A ce moment-là il était jeune, et prenait conseil auprès du vieux marin. Maintenant il était devenu ce vieux marin. Il repensait à tout ça, en voyant le cadavre sanguinolent de la grande bête, s’en allait par-delà les flots.

Julien Gelas (tous droits réservés)






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