Un rêve désordonné (suite)
Date 23-08-2013 14:35:53 | Catégorie : Nouvelles
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Un rêve désordonné (suite)
III - Un jour, Omar rencontra Rachid. Un adolescent qui avait le même âge que lui : treize ans. Ils sympathisèrent dès les premières minutes et partirent faire un tour dans l’immense port.
Un monde fascinant. Un monde grouillant. Un monde assourdissant. Un lieu où toutes les nationalités se croisaient. Des tonnes de produits alimentaires. Des montagnes de phosphate. Des dunes de souffre. Des wagons citernes gorgés d’acide sulfurique. Nuages très épais de poussière jaunâtre. Grues monstrueuses qui chargeaient ou déchargeaient des minerais.
Au cours de leur promenade, les deux garçons trouvèrent des ouvriers qui étaient en train de décharger une cargaison de bananes. Ils leur proposèrent de les aider. Le travail n’était pas fatigant. Le soir, ils avaient gagné vingt dirhams chacun (deux euros). Quelques dockers les invitèrent à passer la nuit chez eux .Rachid voulait bien, mais Omar refusa catégoriquement et promit à son ami de lui expliquer pourquoi.
Il ne tint pas sa promesse, et Rachid n’évoqua jamais les causes de ce refus.
C’était l’été. Il faisait très chaud. Les deux amis décidèrent de passer la nuit à la belle étoile. De crainte d’être gênés par les nombreux noctambules avides d’aventures sensuelles, ils choisirent un coin où une société avait déposé une dizaine de conteneurs. Ils glissèrent facilement dans l’étroit couloir qui séparait les énormes cubes d’acier et y déposèrent quelques morceaux de carton avant d’aller manger quelque chose.
Lorsqu’ils finirent leur repas - un morceau de pain et un vers de thé-, ils se rendirent à l’unique bar du port.
Un sbire chargé de la sécurité se tenait debout devant la porte, prêt à intervenir en cas de pépin. Il laissa les deux adolescents entrer moyennant une somme de deux dirhams. (2/10 ème d'Euro).
Ils n’avaient pas encore l’âge requis pour fréquenter un tel lieu.
Un monde hors du temps. Un monde hors la loi. Un monde en désordre.
La lumière tamisée et la fumée des cigarettes rendaient la visibilité presque nulle. Pourtant les putes qui étaient plus nombreuses que les clients se faufilaient agilement entre les tables surchargées de bouteilles de vin rouge ou de bière, sans jamais causer le moindre dégât. Par contre, les plus lucides des consommateurs qui désiraient se rendre aux toilettes renversaient honorablement au moins trois tables à l’aller et le même nombre au retour. Le serveur, un chauve au cou de dindon, criait de toute sa voix aiguë pour rétablir l’ordre, mais personne ne lui prêtait attention.
Les deux adolescents optèrent pour la consommation la moins chère mais qui leur coûta, tout de même, cinq dirhams chacun (1/2 euro).
Ils rejoignirent tardivement le lieu où ils devaient passer la nuit, évoquèrent certaines scènes du bar, en rigolant. Ils parvinrent à dormir malgré les énormes cafards qui galopaient en tout sens et qui volaient même parfois.
Depuis quelques années et pour la première nuit, Omar n’avait plus à déboutonner son pantalon ni à se blottir contre le sexe dur d’un adulte.
IV - Parce qu’il n’avait jamais pu saisir ce que c’est une identité remarquable, n’avait jamais pu vérifier si vraiment deux droites parallèles ne se rencontrent jamais, il abdiqua devant cette science abstraite et laissa à ses camarades de classe le soin de se creuser le cerveau pour démontrer que ces théorèmes étaient justes. En ce qui concernait la langue française, il s’était toujours senti étranger à cette première langue étrangère. Et il avait raison : Son manuel lui parlait d’un certain Monsieur Dupond qui, chaque matin, déposait ses deux enfants devant l’école, avant de rejoindre, dans sa luxueuse voiture, sa banque, située en plein cœur de la Défense. Il lui parlait de la femme de Monsieur Dupond qui se rendait dans sa petite BMW à la meilleure salle d’aérobic, près de Bercy, afin de maintenir en forme sa silhouette de mannequin. Il lui parlait enfin de Marie et de Pierre, les deux petits enfants de Monsieur Dupond qui, la nuit, après avoir fait leurs devoirs, rejoignaient calmement leurs chambres et allumaient leurs ordinateurs pour surfer tranquillement pendant un certain temps.
Comment pouvait-il croire toute cette science fiction alors que les sept membres de sa famille, à lui, ne se déplaçaient qu’au moyen de charrettes qui sillonnaient les ruelles tortueuses et couvertes de flaques d’eau nauséabondes que vomissaient, à longueur de journée, les baraques des bidonvilles où ils habitaient ? Sa maman n’avait nul point commun avec la parisienne de son livre. Corps rond, visage tanné, pieds nus, sa maman, à lui, galérait toute la journée pour contribuer, à sa manière, à la survie de la famille. Elle ne pouvait même pas se permettre un déplacement par charrette. A ses yeux, s’offrir un tel moyen de transport équivalait à du gaspillage. Comme son logis n’était constitué que d’une seule et unique chambre, ses frères, à lui, n’avaient, eux non plus, rien de commun avec les enfants Dupond. Ses frères, à lui, squattaient tôt dans la soirée un coin de la chambre où ils pouvaient s’allonger de toute leur longueur sans être trop gênés dans leur sommeil. Seuls son père et son frère aîné étaient dispensés de cette opération quotidienne qui exigeait une dangereuse acrobatie et beaucoup de savoir faire. L’alcoolique et le drogué avaient le droit de fouler toute la maisonnée et de s’écrouler où bon leur semblait. Personne n’osait évoquer les ravages que causait l’invasion de ces deux retardataires. Ses frères, à lui, n’avaient ni ordinateur ni téléviseur, mais souvent en pleine nuit, ils percevaient nettement les ébats amoureux de leurs parents qui s’éternisaient parce que le chef de la famille avait bu quelques vers de trop et que la maman, morte de fatigue, dormait profondément au lieu de collaborer sérieusement à l’aboutissement du plus sacré des actes.
N’ayant pu concilier son monde réel et le monde fictif de son manuel de français, Rachid décida un jour de quitter et la famille Dupond et sa propre famille. Il se dirigea tout droit vers le port. On lui avait parlé vaguement des petits boulots qu’on pouvait y trouver facilement. C’est là où il rencontra Omar.
V - Avec le temps, les deux amis apprirent comment gagner de l’argent. Parfois en travaillant ; souvent en s’amusant.
En effet, le jour où les affaires allaient mal, les deux adolescents quittaient le port pour se rendre ailleurs. C’était ainsi qu’ils repérèrent certains endroits où l’argent était facile à dépenser ou à gagner. En se rendant, un jour, à l’hippodrome, ils découvrirent pour la première fois la course des chevaux. Comme les paris étaient chers, ils se contentèrent de suivre les épreuves en tant que spectateurs et prirent place sur le dernier rang des gradins.
Un jeune homme bien habillé en compagnie d’une ravissante fille d’une vingtaine d’années.
Une encoignure à l’abri des regards.
Les courses des chevaux n’intéressaient pas le jeune couple. Cependant, ils avaient trouvé une activité beaucoup plus ensorcelante : ils s’adonnaient furtivement à des caresses. Omar et Rachid se postèrent devant eux et firent semblant de suivre de plus près les différentes phases du sport équestre. Mais chaque fois que le jeune homme tentait de cajoler sa compagne ou de la caresser, les deux faux fans de la course se retournaient vers lui pour l’obliger à se tenir sage. Gêné par leur présence, le jeune amoureux leur demanda gentiment d’aller s’installer sur les premiers rangs afin qu’ils puissent poursuivre de plus près les courses. Malheureusement pour lui, les deux jeunes garçons lui firent savoir qu’ils étaient parfaitement à l’aise là où ils se trouvaient. Ils étaient même prêts à tout pour défendre leur cause en tant que citoyens ayant le droit de suivre les courses là où bon il leur plaisait. Embarrassé et irrité à la fois par leur argumentation simple et claire, le jeune amoureux essaya de trouver un terrain neutre pour négocier civilement la situation ; mais il se rappela que dans de pareilles circonstances, une petite somme d’argent était largement suffisante pour endommager le retrait tant désiré. Il leur fila généreusement un billet de cinquante dirhams (5 euros). Les deux fâcheux adolescents se levèrent. Le jeune homme expliqua à la ravissante fille son infaillible stratégie : Les doux moments qu’il passait à côté d’elle valaient largement plus que cinquante dirhams. Il lui colla un long et langoureux baiser.
En ouvrant les yeux, il trouva les deux importuns face à lui. Tels des policiers ils étaient debout, les bras croisés. Ils hochaient leurs têtes de gauche à droite pour signifier aux deux tourtereaux que le contrat passé était déjà obsolète.
« Que voulez-vous encore ? Ne vous ai-je pas largement indemnisé ? » ; leur demanda le jeune homme.
« Vous, si, mais la jeune fille non » ; lui répondit Rachid calmement.
Il leur tendit un billet de vingt dirhams. C’était insuffisant. Il le changea par un autre de cinquante : égalité des sexes oblige. L’offre fut rejetée une seconde fois.
« Écoutez monsieur, pour la fille, c’est le double. A prendre ou à laisser » ; lui déclara son interlocuteur.
Sentant que les négociations allaient sûrement s’embourber, l’amoureux, la tête basse, régla silencieusement la facture.
Cette fois là , les deux adolescents quittèrent pour de bon les lieux : ils n’avaient jamais été fans de ce sport. Et ils n’avaient jamais gagné autant d’argent en un temps si court.
Le soir, en rentrant au bar, ils commandèrent deux bières bien glacées.
Ils revinrent deux ou trois fois à l’hippodrome, dans l’espoir de trouver des brebis galeuses, fouillèrent vainement tous les coins stratégiques susceptibles d’attirer des jeunes en mal d’amour et se dirigèrent enfin vers une petite plage coincée entre deux falaises et fréquentée généralement par des vacanciers venus surtout d’Europe.
Omar et Rachid choisirent un rocher qui surplombait la baie.
Un monde féérique. De très belles filles se baignaient sans soutien gorge. D’autres, allongées sur le sable, fumaient publiquement devant les hommes. Il y avait même certains couples qui se caressaient ou s’embrassaient sans se soucier des autres estivants. Pour contempler de plus près ces nymphes venues de l’autre côté de la méditerranée, les deux adolescents allèrent demander une cigarette à la ravissante fille aux cheveux blonds et aux yeux vert clair qui feuilletait une revue. Elle leur offrit une Marlboro chacun.
Ils revinrent se percher sur leur rocher.
Rachid alluma le premier sa cigarette et déclara :
« Je crois qu’elle est tombée amoureuse de moi »
« Tu parles !», lui répondit son ami.
« Je te le jure. Tu n’as pas remarqué qu’elle m’a souri quand je lui ai dit « Mirci madame ». Tu vas voir, elle va certainement se retourner pour m’inviter à m’asseoir à côté d’elle ».
« Et qu’est ce que tu vas lui dire toi qui n’as jamais appris le français ?»
« C’est vrai que je n’ai jamais fréquenté l’école, mais je suis capable de me débrouiller. Je sais facilement dire « Bojor msiou, Bojor madame, mirci msiou, mirci madame ». Rien qu’avec ces phrases, elle ne me résistera pas ».
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