Le Mariage

Date 07-08-2013 18:00:00 | Catégorie : Nouvelles


Aujourd’hui c’est le grand jour, Jeanne se marie. Au deuxième étage, dans sa chambre, se trouve sa belle robe blanche, immaculée. Elle l’a choisie avec sa mère. Elle est simple, élégante, avec des dentelles et quelques perles brodées ça et là. Jeanne de Fréminville est la fille d’une famille de marins qui se sont distingués au 19ème siècle dans l’armée du Roi Louis XVIII, elle se marie avec Thibault de la Poix, un jeune noble rencontré au cours d’un bal organisé par les parents de jeunes gens à marier.
La jeune femme se tient sur le palier du premier étage en bas de l’escalier, elle doute. Thibault est probablement le mari idéal ; il est beau, de bonne famille, il est gentil, attentionné, intelligent, mais Jeanne hésite. Une fois en haut, Juliette sa bonne, la prendra en charge, l’aidera à passer sa belle robe, la coiffeuse lissera ses boucles pour faire un chignon qui tiendra un superbe voile brodé, elle sera maquillée et parfumée.

C’est un jour rêvé par de nombreuses petites filles : être une belle princesse pendant une journée entière, attirer tous les regards. Une fête extraordinaire a été organisée en l’honneur des futurs mariés.

Jeanne a le pied sur la première marche de l’escalier. Elle pense à son enfance. Une fois mariée, elle perdra sa place de fille de la maison, elle sera Madame de la Poix. Finie l’insouciance, elle aura la charge de son foyer. Elle regarde le portrait de sa grand-mère. Elle est jeune sur ce tableau, elle a l’âge de Jeanne. La jeune fille se rappelle des joues ridées de son aïeule, elle aussi doit avancer dans la vie, elle doit abandonner son état d’enfant et accepter de devenir une femme, puis vieillir jusqu’à devenir cette matrone souriante qui prenait ses petites-filles sur ses genoux.

Finies les parties de rires avec ses sœurs dans la cuisine de la maison où elles se lançaient de la farine en faisant des gâteaux. Elle ne pourra plus se rouler dans l’herbe et dévaler les pentes du jardin en criant. Jeanne est triste, elle ne veut pas devenir sérieuse, elle ne veut pas devenir une vieille dame.

Elle monte quelques marches, et voit les portraits de lointains ancêtres, l’un est enfant et l’autre est un nourrisson pas très joli. On va attendre d’elle qu’elle fasse des enfants – on se marie et on a des enfants. Comment pourrait-elle devenir mère alors qu’elle n’est pas encore tout à fait sortie de l’enfance ? Combien en voudront-ils ? Un, deux, dix ? Il faudra qu’elle ait des garçons, sa mère a entendu tant de reproches pour n’avoir eu que des filles ! Jeanne n’a pas envie d’avoir un corps déformé par les grossesses, elle n’a pas envie de voir un bébé pendu à son sein, sentir cette odeur écœurante du lait sur ses vêtements.

Quelle responsabilité ! Thibault sera occupé par sa vie de militaire, et elle restera seule à veiller sur leur progéniture. Les enfants seront malades, peut-être que certains mourront, elle ne pourra pas le supporter. Il faudra les éduquer, trouver de bons précepteurs, peut-être même les emmener en voyage. Ils devront faire du sport aussi.

Jeanne redescend d’un étage. Là, d’autres portraits ornent la cage d’escalier. Il s’agit de femmes de sa famille. Elles sont belles et élégantes, l’une d’elle porte un manteau rouge bordé d’hermine, c’est une vraie princesse, il s’agit de Pauline Bonaparte. Elle s’est mariée à un militaire et a eu un fils. Elle ne paraît pas vieille ni aigrie. Jeanne doit se ressaisir, elle ne peut pas rester une éternelle enfant, elle ne peut pas rester célibataire non plus. Elle a peur de l’inconnu. Son enfance au château a été très heureuse. Est-elle préparée à prendre la tête d’une famille ? Le bonheur est-il possible en-dehors de sa maison ?

Soudain le visage de Pauline semble s’animer, elle regarde Jeanne :

« Allons Jeanne, cesse tes enfantillages. Les femmes de notre famille ne sont pas faites pour rester dans l’ombre. Tu dois te marier. Thibault est un conjoint idéal, il saura t’aimer, et je pense que tu l’aimes aussi. Ne te laisse pas impressionner par les préparatifs de la cérémonie. Pour mériter le bonheur, il faut parfois faire des sacrifices. Le tien sera de quitter l’enfance, mais est-ce vraiment un sacrifice ? Mariée ou pas, tu ne seras bientôt plus une enfant. »

Jeanne est impressionnée par ce qui vient de se passer, elle remonte au premier étage pour se retrouver devant sa grand-mère :

« Alors comme ça tu ne veux pas vieillir Jeannette ? Tue-toi tout de suite et le processus qui nous conduit de la naissance à la mort sera immédiatement arrêté pour toi. Ce qui est dommage c’est que tu te priveras de beaucoup de bonheur. J’ai été tellement heureuse de voir ta mère et tes oncles grandir, puis vous êtes arrivées avec tes sœurs, j’ai adoré être grand-mère. Et puis il y a eu une période où j’étais l’épouse de ton grand-père, nous avons vécu un amour merveilleux ».

La jeune femme a du mal à imaginer sa grand-mère en grande amoureuse.
« Tu as l’air étonnée ma Jeannette, tu ne connais rien à la vie, tu as tant à apprendre. Va vers ton destin, monte t’habiller ».
Jeanne continue son ascension, elle croise le regard des deux enfants :

« Pourquoi est-ce que tu ne veux pas d’enfant ? dit le plus âgé. Heureusement que ta mère n’a pas réagi, comme toi. Moi, j’aime beaucoup ma mère, je lui fais des câlins et je la trouve très jolie. Je la console quand elle a du chagrin mais ça n’arrive pas très souvent ».

Le nourrisson parle lui aussi :

« Je ne fais pas que boire du lait, mes parents adorent mes sourires, et s’émerveillent devant mes progrès. Je leur ressemble, ils sont heureux et moi aussi ».

Jeanne se demande si elle ne rêve pas. Thibault ne se doute pas qu’il va se marier avec une démente. Est-ce qu’elle est à la hauteur de tous les espoirs qu’il a mis en elle ? Est-ce qu’elle décevra sa famille ? Pauline lui a dit que les femmes devaient être fortes. Jeanne monte le reste des marches qui la conduisent à sa chambre. Ses joues sont roses, elle est essoufflée. Sa mère l’accueille avec un large sourire :

« Tu sembles bien pressée de te marier ! Tu as couru dans l’escalier ma parole ».

Elle se tourne vers Juliette qui est à son service depuis 30 ans et lui dit :

« Les jeunes ne sont plus impressionnés par rien maintenant. J’ai hésité jusqu’au dernier moment avant de me marier, et pourtant je ne l’ai jamais regretté, ça a été un des plus beaux jours de ma vie ».

Quand Jeanne redescend l’escalier, elle est d’une beauté époustouflante. Juliette tient le voile pour ne pas qu’il se salisse dans les marches. La jeune femme passe devant les portraits, elle est fière, elle sait qu’elle a pris la bonne décision. Elle sent la présence de toute sa famille derrière elle, ils la soutiennent, c’est elle qui va porter le flambeau maintenant. Et peut-être qu’un jour aussi son portrait sera accroché sur le mur.



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